Pourquoi aller voir le film de Jalil Lespert ? Pour fendre l'armure du géant de la mode. Un duo d'acteurs fait battre l'humanité d'un mythe. Un Yves Saint Laurent de chair, de sang, d'amour.
Marcel Proust, À la recherche du temps perduVous appartenez à cette famille magnifique et lamentable qui est le sel de la terre. Tout ce que nous connaissons de grand nous vient des nerveux. Ce sont eux et non pas d’autres qui ont fondé les religions et composé les chefs-d’œuvre. Jamais le monde ne saura tout ce qu’il leur doit et surtout ce que eux ont souffert pour le lui donner
Janvier 2002
Je vous revois. Là, citant Marcel pour dire adieu aux grands fantômes de la couture qui auront griffé tant de vos cahiers. Le 07 janvier 2002, dans ce salon surchauffé du rez-de-chausée de l'Avenue Marceau, Yves Mathieu Saint Laurent lisait d'une voix pâteuse et toujours timide ces mots, aussitôt répétés sur les lèvres de Pierre Bergé.
L'émotion oui, l'histoire certainement, il faisait ce que Coco Chanel n'avait pas fait en son temps, fermer seul ou plutôt à quatre mains sa maison de couture.
De son vivant, YSL devenait une statue à jamais indéboulonnable d'un art mineur, la mode, la mode, la mode.
Stade de France juillet 1998
J'ai rencontré "Monsieur" quelques semaines avant le grand défilé rétro mondialisé du Stade de France. Katoucha, votre mannequin belle comme une guérillère masaï avait été choisie pour défiler avec une équipe de rêve quelques minutes avant le premier coup de sifflet du Mondial, grâce à elle je posais ma première question. Incapable de sortir deux mots devant celui qui signifiait tant pour moi. L'adolescent rêveur de province, voulant un jour raconter avec ses mots le moment tant de fois rejoué d'un sublime état de grâce quand votre assistante à l'Intercontinental des Tuileries disait au micro "numéro neuf number nine", sur fond de Casta Diva ou même de Turandot, avait totalement raté son entretien.Le défilé était un des moments constitutifs de la fabrication du mythe Saint-Laurent. Ce diable de Bergé, nous en étions tous convaincus, travaillait chaque jour à construire un mausolée pour son compagnon. À la Villette, toutes les robes, les accessoires, les croquis étaient stockés, répertoriés, gardés au frais, nettoyés, pour vivre éternellement.
Une sorte de Rosebud géant, le Xanadou de l'homme qui l'aimait.
Bref, les inconscients, les mauvaises langues, les anciens amants, les collaborateurs éconduits distillaient des documentaires vachards, des rumeurs malsaines.. Yves était le pantin. Une sorte de Don Juan malade, bouffé par l'addiction, gâteux déjà, aux prises avec un affairiste qui ne lâchera jamais sa créature.
Je me doutais bien que tout cela était trop beau comme tragédie. Il suffisait de voir Monsieur, fragile dépressif à bout, sortir sa blouse blanche pour se métamorphoser.
L'homme tremblant d'il y a une minute, sur sa table à dessin retrouvait son vrai opium. Dessiner des robes et il était à nouveau le sel de la terre.
Mercredi 9 janvier 2014
Troublée, la statue s'anime. Pas de Monsieur sur l'écran, un rire, la joie, la dureté aussi, Pierre Niney fait revivre Yves Mathieu, comme seuls les acteurs du Français savent le faire, il est.
Jalil Lespert dirige son monde et nous renvoie à l'humanité de ces deux héros. YSL avait la force et l'armure du dépressif timide. Bergé protégea son amour de ses démons jusqu'au bout. Le film fait battre le coeur du couple au fil des années. Un biopic qui met plus que des mots sur cette histoire d'amour constitutive de la mode et de sa liberté d'exister en pleine lumière.
Chez St Laurent, le coeur n'était pas simplement un accessoire brillant porté en plastron à chaque défilé.