Léa, Mila, Laëtitia, Gabin et Franck ont en commun d'avoir un frère ou une sœur né avec un lourd handicap psychomoteur. Ils ont dû se construire avec des parents débordés et réaliser très tôt la différence. Le réalisateur Stéphane Kazadi a connu la même situation. Il a tiré de leur témoignage et du sien un documentaire bouleversant.
À l’âge de 10 ans, Stéphane Kazadi a bien compris que son frère Damien n’était pas comme les autres enfants. Enfant, il demande à ses parents ce qu'il en est. Sa mère lui répond que durant sa grossesse, "une petite poussière s’est glissée dans son ventre". Cet euphémisme provoquera chez lui une phobie de la saleté.
Cette anecdote contient la plupart des interrogations que partagent les fratries en pareille situation : l’appréhension que "quelque chose ne va pas", le désarroi des parents quand il faut expliquer, la peur que cela ne soit contagieux.
"Jusqu'à s'oublier" un documentaire très personnel
Le récit personnel de Stéphane Kazadi structure "Jusqu’à s’oublier". Il y raconte son enfance, son adolescence et sa vie d’adulte en parallèle de l’existence de Damien, de trois ans son aîné, porteur d’un lourd handicap psychomoteur et aujourd’hui décédé.
Pour mettre en scène ce récit intime qui le lie à son frère, un dispositif : des photos familiales par dizaines, encadrées et accrochées aux murs de la galerie des souvenirs. À temps réguliers, la caméra nous entraîne dans une déambulation mémorielle à l’esthétique délicate pour dévoiler par petites touches 40 ans de la relation particulière de Stéphane avec ce frère né avec une Infirmité Motrice Cérébrale (IMC).
Le réalisateur se raconte, mais surtout, il fait naître et écoute des mots que nous n’entendons jamais, et pour lesquels aucun groupe de parole ou presque n’existe : celle des frères et des sœurs qui comme lui, vont "jusqu’à s’oublier" tant leur place dans leurs familles respectives a été, et demeure difficile à trouver.
Frères et sœurs : les voix cachées
L’enfance pour commencer, avec l’expérience de la cruauté et de l’exclusion. Léa, 32 ans, sœur de Chloé, raconte : "Concrètement, quand j'avais des copines d'école qui venaient, c'était "bah, on ne va pas jouer avec elle" Et du coup systématiquement, il fallait lui dire de s'en aller, il fallait la rejeter. Moi, je ne comprenais pas, j'avais l'habitude de faire des choses avec elle".
Pour Mila, 15 ans, c'est le souvenir d’avoir ressenti de la colère vis de son frère aîné Macéo. "J’étais jalouse de l'attention qu'on lui portait parce que tout le monde connaissait mon frère et moi, j’étais la "sœur de".
Lui, il avait toute cette attention à cause du handicap et moi, je me suis mise de côté.
Mila15 ans
Puis un jour, le diabète est diagnostiqué chez Mila. "J'ai revu toutes les périodes où je n’étais pas là" confie sa mère, "pour moi, elle allait bien, c’était l’enfant pour qui tout roulait". Mila s’est aperçue du changement depuis le dépistage : " Mes parents me sourient davantage depuis que j’ai le diabète, ça fait comme un rééquilibrage même si le diabète c’est moins important que son handicap".
Les témoignages recueillis par Stéphane Kazadi, tous d’une grande franchise, montrent tous les nœuds que ces fratries doivent défaire pour avancer dans leur vie : la colère cohabite avec la culpabilité, l’expérience de l’intolérance entraîne très tôt le puissant sentiment de l’injustice.
Pas de place pour se plaindre non plus, quand "l’autre" mobilise l’attention, l’affection et l’énergie de la part des parents. Et, au fil des années qui passent, la question qui se précise : qui, après les parents, devra s’occuper de cette sœur ou ce frère au quotidien ?
Pour les fratries, un avenir incertain
Sœur de Julien, Laëtitia s’est déjà investie doublement : elle a choisi les métiers du soin et travaille dans le foyer dans lequel son frère séjourne. "Je me sens complète et épanouie dans ce métier, c’est Julien qui a permis cela".
Ça a conditionné ma vie professionnellement et personnellement, le handicap fait partie de ma vie et de celle de la famille.
LaëtitiaSœur de Julien
Le week-end, elle prend le relais de ses parents et organise les sorties.
Une prise en charge qu’entend également assumer Gabin, 16 ans, vis-à-vis de son grand frère Tino. "Je l’aide à prendre sa douche, l’habiller, le coiffer, lui brosser les dents, parfois le coucher, j’ai un peu cette place d’un parent ".
La suite ? "Mes parents vont vieillir, je ne veux pas qu’ils s’usent ” confie-t-il, "alors, je mettrai des fonds pour payer des personnes qui s’occupent de lui et le garder près de moi, veiller sur lui. Il n’y a pas d’alternative, je veux que ce soit comme ça". Gabin a décidé de vouer sa vie à aider les autres, il sera pompier de Paris, et rien d’autre.
Victor est le plus jeune d’une fratrie de trois. Sa sœur, Morgane, vit en foyer. Il la voit comme une force. Mais comme elle est prisonnière de son corps, il a décidé de lui faire vivre ce qu’elle ne peut pas vivre seule.
Toute en émotion, Léa envisage ainsi le futur avec ce changement de rôle vis-à-vis de Chloé. "Je me vois potentiellement comme sa mère. J’essaierai de lui rendre la vie belle." En attendant, elle se sent à part.
Ses parents lui disent de vivre sa vie, "mais je sens bien qu’ils comptent sur moi pour prendre le relais. Aujourd’hui, il y a une surprotection et survalorisation de Chloé. Ils se sont fait un petit cocon à eux trois depuis le Covid. Ils ont créé leur truc. Je ne leur en veux pas, c’est comme ça."
C'est comme ça, mais c’est dur, et les larmes montent aux yeux de Léa. Comment trouver sa place, et continuer à faire famille ? Est-ce au prix d’un effacement volontaire de sa propre existence comme le suggère le titre du documentaire ? Quoi qu’il en soit, le sens du devoir n’explique pas tout. Si les témoins de "Jusqu’à s’oublier" nous touchent autant, c’est qu’ils agissent par amour, tout simplement.
"Jusqu’à s’oublier" un documentaire de Stéphane Kazadi (52 ‘) - Une coproduction What’s Up Production – France 3 Pays de la Loire
►Diffusion jeudi 11 avril à 22 h 55 - Rediffusions à 9 h 05 vendredi 12 et lundi 15 avril