Durant de longs mois, la réalisatrice Ānanda Safo a côtoyé des enfants chassés de leur pays, logés avec leurs familles demandeuses d’asile dans une cité d’Allonnes près du Mans. Son documentaire "Nos âmes déracinées" s’interroge sur l’avenir qui leur est réservé et témoigne de leur formidable capacité de résilience.
C’est une rue comme il en existe beaucoup en France, arborée, bordée de hauts immeubles. Des dizaines d’enfants y jouent au ballon, y font du vélo. Nous sommes à Allonnes, commune en périphérie du Mans, presque à la campagne.
La cité est bordée par une forêt, le Bois du Marin, qu’on traverse pour aboutir sur les rives de la Sarthe. Les familles, elles viennent des quatre coins du monde et pour nombre d’entre elles, la vie n’est pas un long fleuve tranquille. Allonnes compte parmi ses 11 000 habitants une trentaine de nationalités différentes. Rue Louis-Rosier, l’association sarthoise Tarmac et le Centre d’Accueil pour Demandeurs d’Asile (CADA) gère 8 logements pour répondre aux situations d’urgence.
La réalisatrice Lavalloise Ānanda Safo y a posé sa caméra de longue date. De l’automne 2019 au printemps 2020, elle a mis en place ici des ateliers documentaires à destination des enfants exilés. C’est ainsi qu’elle a rencontré Sayaf, Jacira et Anahit, les trois personnages principaux de "Nos âmes déracinées". Jacira est angolaise, Anahit Arménienne. Entre elles et à l’école, les deux ados parlent français. Auprès de leurs mères qui maîtrisent peu ou mal la langue, elles sont aussi traductrices. Dans la chambre de Jacira, elles se confient. "On a déménagé à cause de la guerre, j’avais 7 ans et moi je n’avais rien compris". Anahit se souvient des hôtels, des chambres incertaines, sans chauffage ni cuisine. "On est parties au sud de la Russie durant deux mois, on a déménagé trois fois, puis on a passé deux ans en Allemagne, et en 2017 on est venues ici. J’ai commencé l’école en CE2".
Nos âmes déracinées, un documentaire de Ānanda Safo
Une coproduction France 3 Pays de la Loire – 24 Images
Diffusion jeudi 19 mai à 22h45
Rediffusion à 9h50 les mercredis 26 mai et 15 juin
Anahit est scolarisée au collège à Allonnes, comme Jacira, partie d’Angola précipitamment à la libération de sa mère, infirmière emprisonnée arbitrairement et menacée. "Ma mère ne m’a pas dit où on allait, elle m’a dit de monter dans la voiture en pleine nuit. On est arrivés au Congo, puis on est allées au Portugal puis en France". Après deux mois passés à la rue à Paris, Jacira, sa mère et son petit frère sont arrivées à Allonnes.
La famille, comme celle d’Anahit, occupe l’un des logements d’urgence de la rue Louis-Rosier.
Autre déracinement, autre exil, celui de Sayaf. Né à Mayotte, il vit à Allonnes chez sa grand-mère et sa tante. S’il est parti si loin de chez lui, c’est pour sa scolarité : Sayaf n’a jamais trop aimé l’école, il préfère la rue, le foot et les copains. Il est doué pourtant ; après une première année difficile en métropole, il vient d’entrer au collège et reçoit les félicitations de ses professeurs.
Mais Sayaf débordant d’énergie continue de rentrer trop tard le soir. La perspective d’un retour auprès de sa mère à Mayotte se précise pour lui s’il ne change pas …
Des escaliers des immeubles au terrain de basket, de la piscine aux chambres d’ados où l’on se déguise, le documentaire déroule la chronique presque sans histoires de ces ados et préados. Car derrière l’apparente normalité de leur quotidien plane sans répit la menace d’une expulsion, d’un nouveau déracinement.
Comme Jacira et Anahit, le petit Sayaf a croisé à Allonnes le chemin de Marc-Alexandre Oho Bambe, alias Capitaine Alexandre. Le poète, prix Verlaine de l’Académie Française en 2015 anime des ateliers de slam pour les enfants exilés d’Allonnes. Parti de son Cameroun natal pour poursuivre ses études en France, il fait pour eux figure d’éclaireur. Avec lui, nous entendons éclore dans la bouche de ces gamins les mots d’une langue qui n’était pas la leur dans la prime enfance. Le français qu’ils avaient adopté par nécessité comme langue commune pour surmonter l’obstacle de leurs origines différentes, voilà qu’ils en découvrent le pouvoir poétique, et c’est très beau.
Capitaine Alexandre semble d’ailleurs veiller sur le documentaire puisqu’il en signe la narration, sa voix douce intervenant à temps réguliers, plaidant la cause des enfants, ceux d’Allonnes et tous les enfants du monde jetés sur les routes ou sur les mers par la répression, la faim et les guerres, mal accueillis sinon rejetés là où ils pourraient enfin reprendre pied et espoir.
Ainsi en va-t-il de notre pays, réalité dont « Nos âmes déracinées » témoigne sans détour. La caméra d’Ānanda Safo est là quand la famille d’Anahit doit vider les lieux et laisser l’appartement à d’autres. Images terribles de sacs remplis à la hâte et de quelques cartons chargés dans le fourgon de l’association qui emmènera l’ado, sa petite sœur et sa mère dans un hôtel inconnu, avec peut-être la rue comme perspective finale faute d’acceptation de la demande d’asile.
Le documentaire se resserre dans sa dernière partie sur Jacira. L’adolescente toute en gouaille et déterminée partage avec Anahit la passion de la danse : au pied de leur immeuble, la réalisatrice les a filmées à de nombreuses reprises s’exercer aux chorégraphies qu’elles visionnent sur TikTok. Ce goût du spectacle va entraîner Jacira à s’inscrire à un stage de danse animé par le chorégraphe Mourad El Mrini.
Magnifique dernière partie qui verra la jeune angolaise devoir apprendre à danser en regardant devant elle, quittant l’écran de son téléphone, les yeux plantés dans le regard de son professeur. Première étape d’un long chemin vers l’affirmation de soi, où l’on découvre la timidité et le manque d’assurance d’une jeune fille qui jusque-là donnait le change. Les tracas administratifs ne sont jamais pourtant très loin, et l’incertitude sur le devenir de Jacira et sa famille demeurera jusqu’à la fin du film, comme une menace pesante.
Au terme d’un tournage de presque deux ans qui aura vu les enfants grandir, nous avons organisé une projection de « Nos âmes déracinées » le 13 mai dernier au cinéma « Les Cinéastes » du Mans, en présence des familles et des associations. Un échange d’une rare émotion, fait de rires d’enfants, et de larmes à peine contenues d’adultes admiratifs de leur courage. Jacira et Anahit étaient là, un peu gênées de s’être vues à l’écran mais pleines d’humour : deux collégiennes d’aujourd’hui, tout simplement.
Au moment de quitter la salle, j’avais en tête les paroles de la chanson de Jacques Brel "fils de" :
Mais fils de bourgeois ou fils d'apôtres
Tous les enfants sont comme les vôtres
Fils de César ou fils de rien
Tous les enfants sont comme le tien
Le même sourire
Les mêmes larmes
Les mêmes alarmes
Les mêmes soupirs