Benjamin Orenstein, rescapé de la Shoah, a survécu à sept camps de concentration, perdant toute sa famille dans l'horreur. Après des décennies de silence, il a témoigné pour rappeler au monde l'importance de la mémoire et de la vigilance face à l’histoire. Son récit, entre douleur et résilience, est aujourd’hui une leçon d’humanité et de transmission.
“Papa, est-ce que tu peux me parler de la Shoah ? Comment veux-tu que je te parle d’une odeur ? ”. Une conversation entre un père et sa fille. D’un côté, une enfant de 14 ans qui entend les hurlements de son père la nuit, hanté par un passé douloureux. De l’autre, un homme, un père, qui a vécu l’horreur des camps de concentration pendant la Seconde Guerre mondiale et pour qui il est impossible de parler à l'époque.
“Je m’appelle Benjamin Orenstein, B4416, et je vais vous raconter mon histoire”. Benjamin a mis 48 ans à prononcer ces mots. Un demi-siècle à trouver la force de témoigner après avoir survécu à sept camps différents pendant la Seconde Guerre mondiale. “Je suis née dans une famille juive, croyante et pratiquante. On comptait sept personnes avant la guerre. J’avais mes parents. J’avais trois frères. J’avais aussi une sœur, elle s’appelait Hinda. Je suis le seul et unique survivant”. Voilà comment commence le récit de Benjamin Orenstein.
Persécuté alors qu'il n'est qu'un enfant
Natif d’Annopole, un petit village de Pologne situé dans le district de Lublin, Benjamin n’a que sept ans lorsqu’il découvre l’antisémitisme. “Quand je suis rentré à l’école, en 1938, ils placardaient tout le village avec des collages tels que “les juifs sont sales”, “les juifs sont des parasites”, explique le quinquagénaire, avant d’ajouter “les juifs en Pologne n’étaient pas considérés comme des citoyens à part entière. C’étaient des citoyens de seconde zone” .
À cette époque-là, les juifs représentent une minorité importante de la population polonaise, environ 10 %. 1 800 résidents de cette confession religieuse sont recensés dans la ville d’Annopole en 1939. Dans la famille de Benjamin, tous parlent yiddish. Sa mère allume des bougies les vendredis soir et prépare le dîner pour Shabbat.
Ils attrapaient les juifs et leur coupaient la barbe avec leurs baïonnettes
Benjamin OreinsteinRescapé de la Shoah
Et tous assistent démunis au déchaînement de violence envers leur communauté. Dans la rue, des juifs sont assassinés quotidiennement. Jusqu’à l’intensification de ces violences avec l’invasion de la Pologne par les forces nazies le 1ᵉʳ septembre 1939.
“Deux jours après leur arrivée dans le village, les soldats SS ont sorti tous les livres sacrés dans la cour, ils les ont brûlés et à la place, ils ont fait rentrer les chevaux. Alors, il y avait une panique terrible”, se souvient Benjamin. Humilier les personnes de confession juive est désormais la norme.
“Ils attrapaient les juifs et leur coupaient la barbe avec leurs baïonnettes. Souvent, le visage partait avec”, explique le vieil homme qui, avec sa sœur, a éclaté en sanglots lorsqu’à son tour, son père a vu sa barbe disparaître. “Mais ce n’était encore rien par rapport à ce qui nous attendait”, ajoute-t-il.
Une première expérience du camp pour sauver son père
Le printemps 1941, Benjamin s’en souvient comme si c’était hier. Son père doit se rendre dans un camp de travail pour juif. À seulement 14 ans et demi, le jeune homme se propose alors de prendre sa place.
Si on le laissait là-bas, il ne sortirait pas vivant parce qu’il avait déjà 60 ans passés. Mon frère m'a demandé de but en blanc de faire l’échange avec mon père. J’ai dit oui tout de suite.
Benjamin OrensteinRescapé de la Shoah
Il s’agit de sa première expérience dans les camps. Détenu à quelques kilomètres de sa maison, avec près de 600 compagnons d’infortune, il a encore en mémoire les conditions de sa détention : “L’hygiène inexistante en l’absence de sanitaires”, “la vermine qui rongeait tout sur son passage” et la douche du dimanche dans la rivière avoisinante : “on nous mettait en rang, on nous donnait l’ordre de marcher, courir, chanter, sous les coups de fouet et les coups de matraque”.
Des ordures pour se nourrir
Dans le camp de travail de Budzyn, enfermé avec ses trois frères d'octobre 1942 à avril 1943, il se souvient de la puanteur, des poux, de la maladie, de la souffrance, du froid et de la faim. “Ils servaient des soupes aux lentilles. C'était liquide, immonde, ça ressemblait à un étang de grenouilles. C'était verdâtre avec la mousse”, souligne le rescapé avant d’ajouter : “Si vous saviez ce qu'on a ramassé comme ordure pour manger. Le dimanche, on passait 90 % de notre temps à chercher de la nourriture de toutes sortes”.
À Auschwitz, camp d’extermination des juifs, il garde en mémoire les odeurs. Esseulé, squelettique, Benjamin Orenstein observe chaque jour la fumée noirâtre sortir des cheminées, avec les odeurs de chairs humaines qui en découlaient. “Dans la bouche, on sentait un goût amer. Il fallait vivre avec ça”.
Le seul rescapé d'une famille de 5 enfants
Dans ce camp, il a vécu l’expérience de mort imminente qui reste gravé dans son esprit : "Je me souviens avoir descendu quelques marches d'escalier, on se trouvait sous les pommes de douche".
Chacun de nous savait que le gaz était répandu par les pommes de douche. On s'éloignait des pommes de douche. Si on avait pu s’enfoncer dans le mur, on l’aurait fait. Finalement, l'eau coule, il y a un courageux ou deux qui mettent un doigt ou un pied et qui crie "C'est de l'eau !"
Benjamin OrensteinRescapé de la Shoah
À chaque étape de son parcours concentrationnaire, Benjamin évite de peu la mort. "Ça s’appelle de la chance”, affirmera plus tard le quinquagénaire. Le 13 octobre 1942, le jeune homme est sélectionné parmi les hommes pour aller travailler, tout comme ses trois frères. Une chance qu’il aurait aimé partager avec ses parents et sa sœur. Malheureusement, ces derniers sont envoyés dans le camp d’extermination de Belzec. “C’est le moment le plus dur. Mon père a dit, surtout obéis à tes frères et tout ira bien avec l’aide de Dieu. J’avais l’impression que je voyais mon père pour la dernière fois”, se souvient la gorge nouée le rescapé. Et c’était exact.
Ses trois frères sont fusillés
En mai 1943, il assiste impuissant au transfert de ses trois frères vers le camp de Belzec ou ils seront par la suite fusillés. Lui va se diriger vers le camp de Budzyn, où il sera assigné à la construction de HLM de la firme allemande Heinkel.
À 17 ans, Benjamin est désormais seul, l’unique rescapé de sa famille. “Je me suis dit, je suis vraiment seul au monde, alors qu'est-ce que je vais devenir ?”, se souvient-il. Son identité est réduite à un numéro, tatoué sur son bras pas les soldats allemands lors de son séjour à Auschwitz. “En rentrant, j'étais Benjamin Orenstein. En sortant, j'étais B4416”, a-t-il affirmé.
Ses dernières forces dans la "marche de la mort"
Benjamin Orenstein sort de cet enfer le 11 avril 1945 alors que les Américains arrivent au camp de Dora (Reich Allemand) où il séjourne, malade. Il faut dire que le jeune homme de 18 ans revient d’un périple que l’on appelle la “marche de la mort”.
"Des cadavres jonchaient les deux côtés. Les retardataires, s'ils restaient soit assis, soit debout, ceux qui n'étaient pas dans les rangs étaient abattus. On sentait et on entendait des coups de feu sans arrêt derrière nous”, explique le rescapé et il précise : "Je ne sais pas si vous avez déjà fait l'expérience de marcher avec des sabots de bois sur la neige, vous vous tordez les chevilles, ça vous blesse les jambes, les pieds."
On marchait sans arrêt et Simon marchait avec moi. Simon dormait. Moi, je conduisais. Quand il se réveillait, c'est lui qui me conduisait et moi je dormais. On peut dormir debout, je vous le certifie.
Benjamin OrensteinRescapé de la Shoah
Au total, les prisonniers ont marché pendant quatre jours. À son arrivée sur le camp, Benjamin avait dû passer par la case infirmerie. Un moment qu’il redoutait fortement et qu’il voyait comme un signe de sa mort imminente. “Une fois qu'on est à l'infirmerie, on est considéré comme faible, malade et donc potentiellement sélectionnable pour être éliminé et donc pour mourir”, affirme le rescapé.
L'arrivée des Américains le sauve : “ils se sont agenouillés, ils ont quitté leur casque, posé leur fusil et ils ont pleuré comme des enfants. Et pourtant, ce n’étaient pas de nouveaux venus”.
Libéré à dix-huit ans, Benjamin pèse moins de 40 kg et n'a pas grandi depuis ses quatorze ans. Il faudra du temps pour que sa croissance reprenne et des années pour qu'il puisse à nouveau verser des larmes.
"Rappelez-vous"
Après la guerre, Benjamin part s'installer à Lyon où il retrouve un cousin et des souvenirs de sa famille. Pendant des années, le rescapé est incapable de mettre des mots sur cet enfer. “Je ne me sentais pas capable de dire à mes enfants maintenant, je vais vous raconter ma sortie d’Auschwitz”, a-t-il avoué. "Il m'est arrivé de l'entendre hurler quelque chose d'indescriptible, d'aller le réveiller” se remémore sa fille. “C'était terrorisant. Je ne pouvais pas retrouver le sommeil à ce moment-là, ce n'était pas possible”.
Puis viennent les années 90 et la montée du négationnisme. "Quand j'ai entendu ces gens prétendre que ça n'existait pas, pour moi, c'est inacceptable. J'ai dit maintenant, il faut que je rentre dans la danse". Poussé par son épouse, il s’ouvre et commence à raconter son histoire.
Dans les écoles, mais aussi devant les Nations Unies réunies à Genève, Benjamin Orenstein partage le témoignage bouleversant de son passé.
Je n'ai jamais oublié que ça a eu lieu. C'est une tragédie humaine. Et ce n'est pas seulement la faute des Allemands, c'est toute l'Humanité qui a reçu une gifle. Toute l'Humanité doit surveiller et être vigilant afin que ça ne recommence pas. Il y a un danger que ça recommence. Alors rappelez-vous.
Benjamin OrensteinRescapé de la Shoah
Le 10 février 2021, Benjamin Orenstein s'est éteint. Pour la première fois, toute la famille Hohenstein a eu droit à une sépulture sur laquelle ses enfants Linda et Norbert et ses petits-enfants peuvent se recueillir.
Son histoire adaptée au théâtre
Son histoire est aujourd’hui écrite noir sur blanc. En 2006 sort le livre “Ces mots pour sépulture”. En 2015, son parcours de vie fait l’objet d’une pièce de théâtre mise en scène par Charlotte Jarryx.
La réalisatrice, ambassadrice de sa mémoire, se souvient de son voyage à Auschwitz avec le rescapé : “Quand on est rentré dans ce bâtiment qui s'appelle le sauna, quand on a passé la porte d'entrée, Benjamin s'est senti mal, il a fait un malaise. Et on voyait dans ses yeux qu'il y avait toute la réalité qu'il avait vécue. Et à ce moment-là, il a dit ‘ça devient trop pour moi, ça devient trop difficile, il va falloir que j'arrête, que je laisse d'autres témoigner pour moi’”.
►Témoignage complet à découvrir dans le documentaire "La mémoire pour sépulture" de Maud Guillaumin et Charlotte Jarrix, à voir jeudi 30 janvier 2025 à 22h55 sur France 3 Pays de la Loire et en replay sur france.tv