Le 31 juillet 1914, à la veille de la première guerre mondiale, Jean Jaurès, journaliste et homme politique socialiste et pacifiste, est assassiné. Cent après sa mort, les partis politiques se disputent l’héritage du leader socialiste.
Il est 21H40, ce 31 juillet 1914. Jean Jaurès dîne au « Café du Croissant », à Paris, au coin de la rue Montmartre et de la rue du Croissant, près des Grands Boulevards. Sur le trottoir, un homme écarte le rideau du Café, sort un revolver et tire deux balles sur Jean Jaurès. Touché en plein dos, celui-ci s’écroule, mort.
Le tueur est aussitôt appréhendé et emprisonné. Il s’agit de Raoul Villain, un militant nationaliste de 29 ans, membre de la Ligue des Jeunes amis de l’Alsace-Lorraine, un mouvement ultra-nationaliste. C’est aussi une personnalité déséquilibrée, qui rêve d’une revanche de la France sur l’Allemagne. Pour lui, Jean Jaurès le pacifiste internationaliste cherchant à empêcher la guerre est un « traître » et il doit être « puni ». « J'ai le sentiment du devoir accompli », déclare-t-il lors de l'interrogatoire. Raoul Villain sera jugé à la fin de la guerre, le 29 mars 1919, et acquitté en dépit des protestations des socialistes. Libéré, il s'exilera dans l'île espagnole d'Ibiza, où on le surnommera « le fou du port ». Il fut exécuté en 1936 par des Républicains, lors de combat destinés à reprendre l’île aux franquistes. On ignore si les Républicains connaissaient sa véritable identité et son passé au moment des faits.L’assassinat de Jean Jaurès provoque une émotion considérable. Mais elle va rapidement être balayée par la déclaration de guerre de l’Allemagne à la France, le 3 août 1914, qui va faire basculer la gauche pacifiste française dans une « union sacrée patriotique » face à l’agresseur allemand.
Jean-Jaurès, tribun d'un socialisme humaniste et pacifiste
Né le 3 septembre 1859 à Castres (Tarn), il est issu d'une famille de petits paysans du Tarn qui compte cependant plusieurs amiraux, dont son propre frère Louis. Brillant, le jeune homme est reçu premier au concours de l'Ecole normale supérieure et devient agrégé de philosophie.
La politique interrompt rapidement sa brève carrière de professeur de philosophie et de psychologie à Albi et Toulouse. A 25 ans, il est élu député du Tarn, sous l'étiquette des républicains "opportunistes", le terme qui désigne alors les modérés.
Plus jeune député de France, il n'est alors ni socialiste ni marxiste. Battu en 1889, il se radicalise et retrouve un siège quatre ans plus tard sous
l'étiquette socialiste, élu à Carmaux grâce aux voix des mineurs de cette ville du Tarn dont il a soutenu la grande grève historique de 1892.
Convaincu de l'importance de la presse, il écrit très tôt des articles dans les journaux locaux, notamment "La Dépêche" de Toulouse, dont il deviendra l'un des éditorialistes vedette.
Il sera ensuite constamment réélu député jusqu'à sa mort. A l'Assemblée, Jaurès, regard clair et barbe fournie, s'affirme comme un tribun remarquable.
C'est aussi un homme de terrain, qui voyage pour se rendre compte de la situation ouvrière et paysanne. Il accompagne les luttes sociales très dures face à un patronat brutal.
Fondateur du journal "l'Humanité"
Lorsqu'il se sent insulté, celui qui se battra jusqu'au bout en 1914 pour la défense de la paix n'hésite pas laver l'affront en duel aux pistolets, une pratique encore largement répandue à l'époque dans la classe politique. En 1894, il affronte le ministre Louis Barthou qui l'a traité de menteur. En 1904, il se bat contre le nationaliste Paul Deroulède qui l'a accusé d'être un "corrupteur de la conscience publique". Personne n'est blessé.
En 1904 toujours, il fonde son propre journal grâce à l'appui d'amis républicains fortunés. Il pense à l'appeler "La lumière" puis "XXe siècle" avant de choisir "L'Humanité".
Il devient en 1908 le patron du socialisme français: après huit heures de discours, il parvient à faire adopter sa motion de synthèse au congrès de Toulouse de la SFIO (Section française de l'internationale ouvrière) Jaurès plaide pour la liberté syndicale, la protection des délégués, la création des caisses de retraite ouvrière et le contrôle de l'Etat sur les entreprises.
A Albi, il est à l'origine de la fameuse Verrerie ouvrière. Dans le Languedoc viticole, il va visiter les vignerons libres de Maraussan qui créent la première
cave coopérative.
Cet intellectuel de haut vol dirige aussi une Histoire socialiste de la France contemporaine, pour laquelle il rédige les volumes consacrés à la Révolution française (1901-1903). Auteur de nombreux ouvrages historiques et politiques, il publie une histoire de la guerre de 1870, un "Discours à la jeunesse" en 1903, ou un plaidoyer pour la paix en 1911.
Il a eu deux enfants, dont un fils engagé volontaire qui trouvera la mort en 1918 lors de la seconde bataille de la Marne.
Unanimité autour de Jaurès, cent ans après sa mort
Cent ans après l'assassinat de Jean Jaurès, les partis politiques se disputent l'héritage du leader socialiste, séduits par sa stature intellectuelle et politique, son image de héros républicain.
C'est Jaurès que François Hollande a salué en se rendant dans son fief ouvrier de Carmaux (Tarn) au mois d'avril, et c'est à lui qu'il a rendu de nouveau hommage ce jeudi au Café du Croissant, 146 rue Montmartre, lieu de son assassinat en plein coeur de Paris.
"Jaurès, l'homme du socialisme, est aujourd'hui l'homme de toute la France, on se l'arrache, on se le dispute", déclarait à Carmaux le président de la République.
C'est aussi l'esprit de Jaurès que Manuel Valls a appelé à la rescousse au mois de juin pour rassembler une majorité éclatée avant le vote du budget rectificatif.
En 2007, Nicolas Sarkozy cite de nombreuses fois le fondateur du journal L'Humanité pendant la campagne présidentielle. Homme de dialogue, passé des républicains aux socialistes, qu'il unifie au sein de la SFIO en 1905, Jean Jaurès est devenu une icône républicaine, plus encore que Georges Clemenceau.
"Tout le monde ne fait pas référence au même Jaurès", tempère Gilles Candar, président de la Société d'études jaurésiennes: "Il y a le républicain,
le laïque et le rebelle, avec sa vision revendicatrice. Depuis la visite du général de Gaulle à Carmaux, en 1960, on cite aussi Jaurès comme
un patriote". Une de ses citations détournées figurait aussi sur une affiche du Front national pour les élections européennes de 2009, ce parti s'attribuant une part de l'héritage social du tribun.
Le Parti communiste revendique lui l'exclusivité du legs: dans une vidéo publiée le 22 juillet, un acteur jouant un Jaurès ressuscité demande aux socialistes dans "quel fossé ils ont jeté leur courage".
Même tonalité chez Jean-Luc Mélenchon, le coprésident du Parti de gauche, qui termine une tribune dans le dernier numéro du Journal du dimanche par un "Jaurès, reviens! Ils ont changé de camp!", visant ceux qu'il désigne souvent par le sobriquet de "solfériniens".
"Bénédiction républicaine"
Pour Jean-Noël Jeanneney, ex-président de la Bibliothèque nationale de France et coauteur du documentaire "Jaurès aujourd'hui", les partis viennent d'abord chercher une bénédiction républicaine auprès de ce martyr de la paix, panthéonisé en 1924. De plus, "comme Jean Jaurès n'a jamais été au pouvoir, les grands principes qu'il a défendus n'ont jamais dû être affrontés".
Pour une partie de la gauche, Jean Jaurès apparaît comme un "réformiste progressiste". Il ne se résout pas à abandonner le marché au capitalisme, mais considère que la bourgeoisie peut participer au progrès social dans l'intérêt de tous. "Dans un pays où les classes moyennes ont pris une grande importance, cette pensée reprend une grande force aujourd'hui", considère M. Jeanneney.
Dans ses textes, Jaurès montre un "vrai sens de l'évolution et de l'histoire", face à des courants politiques qui étaient plus "dogmatiques", assure Gilles Candar. Pour l'historien, Jean Jaurès est surtout un optimiste, aux yeux duquel "les difficultés préparent des solutions d'avenir". Ce jauréssien juge que "le plus important, c'est de se confronter à ce qu'il a pu dire. Pour le célébrer vraiment, il faudrait relire une ou deux de ses pages".