On les appelle "SDF" et dans nos rues, ils font désormais partie du décor. On les croise en faisant nos courses de Noël, sans vraiment les voir. Rencontre à Grenoble avec Pierrot et Vincent, qui ont bien des choses à nous apprendre. Sur eux et sur nous. Sur la vie.
Dimanche matin à Grenoble, dans les rues piétonnes. On presse le pas pour s'engouffrer dans les commerces, enfin rouverts. Une course frénétique aux cadeaux de Noël.
Entre deux magasins, tout à coup, un bout de tissu, un carton griffonné, une main tendue : "pour manger svp". Il, ou elle, est "sans domicile fixe". Sans domicile du tout. A la rue. On leur donne, on les oublie, on les évite. Ils nous font peur, ils nous intriguent aussi.
Ce dimanche-là, nous avons voulu leur donner la parole. Pour voir. Pour savoir comment ils en étaient arrivés là. Là où on ne voudrait surtout pas échouer.
Pour savoir aussi ce qu'ils pensent de nous, qui nous agitons pour dépenser, pour consommer, juste sous leurs yeux.
Deux copains de galère
Eux, s'appellent Pierrot et Vincent. Ils nous ont salué gentiment, avec le sourire, quand on passait avec notre caméra. Alors on s'est arrêtés. Et on a causé, longuement.
La nuit, ils dorment quelque part à la Bastille. Dans la journée, ils partagent un bout de trottoir pour faire la manche, discrètement. Deux copains de galère.
Pierrot était saisonnier depuis dix ans quand la Covid l'a pris en traître. Fini la plonge et la cuisine de ville en ville.
"J'allais de droite et de gauche tous les quatre ou cinq mois en fonction des contrats. J'suis arrivé à Grenoble pour bosser la saison d'hiver, et puis, deuxième vague, deuxième confinement, plus rien ! A la base, j'suis logé par les patrons, là, du coup, pas le choix, pas de logement".
Pierrot relativise. Le vrai problème, à l'en croire, c'est le logement, pas la nourriture.
"Le couvert, ça va encore, ici y a plein d'associations, le Fournil, le Point d'eau, les maraudes. Manger, c'est pas un problème. En plus, les gens, après le premier confinement, ils ont créé des bulles de solidarité dont certaines durent. Ca fait vachement plaisir, les églises, les étudiants, les jeunes, les vieux, tout le monde met la main à la pâte, ou à la poche, on n'est pas trop mal !"
"Faudrait revenir à des valeurs moins matérielles"
Pierrot a gardé un solide humour face à l'adversité. Mais la rue a changé son regard sur notre façon de vivre.
"J'ai été dans l'autre monde, j'ai eu un mode de vie normal, j'ai eu des sous, intégré en société, à consommer, à faire des centaines d'euros de cadeaux à Noël. Les gens, faudrait qu'ils pensent à revenir un peu plus à des valeurs moins matérielles, et plus... sociales, plus solidaires".
Et il ajoute, comme un clin d'oeil : "après, les gens, s'ils consomment, tant mieux, si ça peut nous permettre de nous faire rembaucher derrière !"
Aux côtés de Pierrot, Vincent. Un sourire grand comme son accent. Du Sud. Montpellier, exactement. Ca réchauffe dans ce froid dimanche.
Vincent a beaucoup bougé. Le Gard, les Vosges, entre autres. "L'année dernière, je travaillais en Haute-Savoie. J'ai perdu le boulot à cause de la Covid, au mois de mars. Après 15 jours, ça s'est stoppé."
Vincent dort avec sa compagne sous une tente. "De temps en temps, on se paye une ou deux nuits d'hôtel, un peu de chaleur. On fait comme on peut. On a eu un RSA pour deux pendant plus d'un an. 500 euros par mois."
"Y a plein de logements vides"
"Moi je connais la rue, ma compagne, non. On attend une réponse de la Croix rouge pour un logement. J'espère que ça va aller vite maintenant. Elle est fatiguée, elle en a marre. j'aurais des enfants, je casserais une porte. De suite. Je galèrerais pas comme ça. Y a plein de logements vides."
Vincent n'a pas baissé les bras. Il essaye toujours de trouver du travail. Mais la rue, c'est comme un handicap. Un boulet qu'on traîne.
"Je voulais demander du boulot, mais mon adresse, c'est le CCAS, et là ça bloque direct. A l'agence intérim, ils étaient contents, j'ai 20 ans de métier dans les travaux publics, mais quand ils ont vu l'adresse, ça a tout coupé !"
"De suite, ils voient qu'on est à la rue, ils voient pas qu'on est motivés. Ils voient juste qu'on est à la rue. L'habit ne fait pas le moine, mais bon !"
"Je fais pas la manche que pour l'argent"
Malgré tout, il garde une espérance qui force l'admiration : "je fais pas la manche que pour l'argent. La dernière fois, j'ai trouvé un petit boulot, un déménagement. Les gens s'arrêtent, ils parlent, c'est déjà beaucoup, c'est énorme. Parler, ça fait du bien. Parce que moralement, la rue, c'est dur, c'est très dur. Avec ma compagne, on est fatigués. Alors, faut que je garde le sourire, toujours !"