Qu’ils soient éleveurs et produisent du lait ou qu’ils fabriquent du beurre, les professionnels de la filière laitière en Auvergne sont inquiets : la hausse des prix des matières premières va se répercuter sur les prix de vente au consommateur. Pour Sodiaal, une des principales coopératives françaises, la survie des acteurs du secteur dépend de nouvelles négociations avec la grande distribution.
La loi Egalim 2 a prévu que chaque année, producteurs et grandes surfaces se mettent d’accord sur des prix permettant une juste rémunération des agriculteurs en tenant compte de leurs coûts de production. Et si ces coûts augmentent en cours d’année, de nouvelles négociations doivent s’engager pour revoir les prix d’achat à la hausse. C’est ce qui se profile avec les conséquences de la guerre en Ukraine.
En France, Sodiaal, une des principales coopératives, collecte le lait dans 17 669 exploitations agricoles répartis sur 73 départements et fabrique des produits que l’on retrouve dans les rayons sous les marques Candia, Yoplait, Régilait ou encore Entremont. En Auvergne, 1 300 fermes livrent la coopérative qui notamment fabrique du beurre à Clermont-Ferrand.
Le constat débute dans la ferme de Jérôme Aubert, sociétaire-adhérent et administrateur de la coopérative Sodiaal à Chanat-La-Mouteyre dans le Puy-de-Dôme. L’inquiétude grandit dans les exploitations, malgré les près de 6 % de hausse obtenus en février 2022, mais depuis le début de la guerre en Ukraine, le compte n’y est plus, il va falloir aller plus loin : « C’est indispensable pour nous qui sommes en bout de chaîne, mais également pour toute la chaîne qui va de la production jusqu’à la vente. Nous subissons en usine des hausses principalement sur les énergies, les plus importantes sont sur le gaz, l’électricité, mais également les embouteillages et ce niveau de hausse, c’est du jamais vu dans l’industrie puisque par exemple pour l’énergie nous avons augmenté la facture de 50 % qui est passée de 1,2 millions à 2,5 millions subitement au mois de janvier ».
La hausse des prix perturbe les coûts de production
Il détaille : « Nous subissons des charges aujourd’hui qui sont absolument colossales sur notre exploitation. A titre d’exemple rien que pour l’aliment concentré acheté, ça représente 19 € les 1 000 litres de surcoût, donc de perte directe pour notre exploitation, mais il ne faut pas oublier les engrais pour faire pousser l’herbe, la céréale nécessaire à l’alimentation du troupeau, les carburants, les travaux effectués par les tiers parce que nous ne réalisons pas tout. Cela représente au global une perte directe sèche de 50 euros les 1 000 litres. Pour cette exploitation qui produit 1 200 tonnes de lait chaque année, ça fait en global 60 000 euros de perte ».
Une hausse des prix est non seulement envisageable mais c’est indispensable.
Frédéric Chausson, coordinateur des négociations commerciales de Sodiaal
Comme lors des semaines qui avaient précédé le Salon de l’Agriculture, l’avenir de ces agriculteurs est de nouveau entre les mains de leurs négociateurs et de leurs clients, les centrales d’achats qui représentent les grandes surfaces. C’est qu’explique Frédéric Chausson, coordinateur des relations extérieures de Sodiaal et responsable des négociations commerciales : « On demandait de l’ordre de 8 % et on a obtenu à l’issue des négociations de février entre 4 et 6 %. Donc le compte n’y est pas sur ce premier tour de négociations et depuis le 24 février, à savoir la guerre en Ukraine qui a changé radicalement la donne par rapport à ce début d’année puisque cette guerre a explosé le cours de l’alimentation animale, le cours des engrais, de l’énergie et donc aujourd’hui et donc aujourd’hui cette hausse n’est plus suffisante pour faire face. Ce 2ème tour de négociation est là pour prendre en compte les effets exceptionnels de la crise ukrainienne. L’Ukraine et la Russie sont de très gros producteurs de céréales et d’engrais nécessaires pour nos éleveurs laitiers en France. Si on veut pouvoir couvrir ces coûts de production, il faut une 2ème hausse, c’est ce qu’on est en train de discuter avec la grande distribution.
On est tiraillés entre 2 choses, d’une part la nécessité de faire couvrir les coûts de production de nos éleveurs parce que si on ne les couvre pas, il n’y a plus de lait, ils arrêtent de produire et d’autre part, la situation des consommateurs. Les chiffres que l’on cherche à atteindre sont compris entre 15 et 20% de hausse sur l’année 2022 par rapport à 2021. Ça peut paraître des chiffres qui sont importants dans l’absolu mais si on le rapporte par exemple à la consommation des produits laitiers d’un ménage de 4 personnes, c’est de l’ordre de 100 à 120 € sur l’année ».
Pour lui, pas de doute, il en va de la survie des exploitations et au-delà de toute la filière : « On pense que c’est un effort envisageable, c’est la condition pour qu’on puisse augmenter très significativement le prix du lait aux producteurs afin qu’eux même puissent couvrir leurs prix de production qui explosent. Si on ne fait pas cela, ça veut dire que les producteurs vont massivement perdre de l’argent en faisant du lait et de fait, il ne vont pas faire ce lait et donc il n’y aura pas de produits laitiers disponibles ».
Laurent Thuus, le directeur de l’usine Candia de Clermont-Ferrand (Puy-de-Dôme), la beurrerie du groupe Sodiaal en donne un exemple : « Au niveau de Candia où les négociations vont reprendre il faudrait qu’on arrive à augmenter le litre de lait, aller chercher 10 centimes par exemple sur un litre de lait ou 1 euro 50 sur un kilo de beurre. Pour information, les Allemands ont déjà obtenu 20 centimes dès janvier dans leurs négociations. Il est absolument vital pour Sodiaal, pour la survie de toute la chaîne depuis la production du lait jusqu’à la fabrication d’obtenir ces hausses sinon un maillon dans la chaîne va se casser et on ne pourra plus continuer à développer nos beurres ni même à les produire et à travailler sur les beurres ; on vient de sortir un beurre Bleu-Blanc-Cœur qui va être distribué dans la région Auvergne, sans ces hausses, on ne pourra plus faire ces nouveaux produits ».
Retrouver des marges pour assurer la survie
Pour y arriver, Candia et ses filiales ne comptent pas seulement sur une hausse des prix, mais misent aussi sur une réduction des coûts. Une démarche en interne qui implique le fonctionnement des usines et en externe, en relation avec les fournisseurs et prestataires. « On a toujours travaillé sur la réduction de nos coûts » explique Laurent Thuus. « En énergie, l’usine de Clermont avait déjà bien travaillé mais on s’y est remis il y a 6 mois et malgré tout on trouve encore des moyens de réduire nos consommations. On a mis en place un comité de pilotage tous les 15 jours et on travaille dans tous les coins de l’usine pour par exemple ajouter des variateurs sur des moteurs d’eau glacée, arrêter des moteurs pendant les heures pleines… On travaille sur un compresseur à air pour qu’il soit moins consommateur d’électricité ».
Faire des économies fait partie de notre ADN
Laurent Thuus, directeur de l'usine Candia de Clermont-Ferrand, beurrerie du groupe coopératif Sodiaal
« Grosso modo la consommation d’emballages de l’usine c’est 2,5 millions et on a pris 500 000 € principalement sur les cartons et sur les complexes qu’on utilise pour la conservation du beurre. Outre ces augmentations, il faut savoir également que c’est très tendu au niveau des approvisionnements puisqu’on nous repousse régulièrement des appros, donc on a augmenté nos stocks pour ne pas mettre en rupture nos clients. Mais encore hier on avait des fournisseurs de cartons qui nous repoussaient des livraisons. On ne reste pas sans rien faire également dans ce domaine puisqu’on est en train de référencer un producteur de complexes d’emballages qui est tout près de l’usine pour essayer de gagner sur les frais de transport pour essayer de jouer sur la concurrence entre les fournisseurs. On travaille également sur le développement de complexes un peu moins aluminisés, ce qui va dans le sens du recyclage et de la Responsabilité Sociétale des Entreprises ».
Un bras de fer s’engage
Reste une inconnue, et de taille, l’attitude des centrales d’achats et de leurs négociateurs qui vont devoir à nouveau s’assoir autour de la même table pour reprendre les discussions. Pour Sodiaal, elles seront conduites par Frédéric Chausson et ses équipes commerciales : « Les centrales d’achat peuvent faire le métier de centrale et mettre une pression sur les négociations comme elles l’ont fait lors du 1er tour des négociations en début d’année. La situation est quelque part inéluctable, ces hausses de l’alimentation animale dont les coûts ont quasiment doublé, des engrais, de l’énergie, tout cela ce sont des faits réels. La filière laitière travaille avec des marges extrêmement faibles, que ce soit au niveau des producteurs ou des transformateurs donc c’est impossible de ne pas prendre en compte ces coûts et de ne pas les répercuter sur les produits. Ça ne fonctionne pas. Les hausses sont d’une telle ampleur qu’elles ne peuvent pas être absorbées par les producteurs ou les transformateurs laitiers.
Nous mettons nos besoins sur la table, c’est-à-dire qu’on a des augmentations de prix significatives. Les centrales d’achat cherchent bien évidement à faire la meilleure négociation possible pour leurs clients, pour leurs positions concurrentielles vis-à-vis des autres enseignes. C’est l’objectif d’une négociation qui peut parfois être dure. Tout l’enjeu est d’arriver à se comprendre. L’enjeu après une négociation très difficile est de trouver un accord préservant l’intérêt des deux parties. C’est ce qui se passe dans 90 % des cas où on arrive à préserver une bonne relation dans la durée ».
Alors que les 1 000 litres de lait pourraient bientôt flirter avec les 400 euros, les négociateurs vont faire part de leurs demandes, que les acheteurs vont tenter de faire baisser. Mais Frédéric Chausson a l’intention de garder sa ligne stratégique : « On peut imaginer que les centrales d’achat vont batailler dur pour ne pas perdre lors de cette 2ème vague de hausse, ou la réduire au maximum , c’est leur rôle d’acheter des produits au meilleur prix pour leurs clients. Mais les hausses sont tellement grandes qu’il n’y a pas de marge de manœuvre pour la filière laitière. Les producteurs et les transformateurs travaillent avec des marges qui sont faibles, forcément il y aura de la résistance, de la négociation mais forcément les grandes enseignes seront obligées de prendre en compte ces hausses. Les chiffres sont très factuels sur l’énergie, l’alimentation… il y a un maximum de transparence dans ce qu’on fait, il n’y a pas de marge de manœuvre dans la négociation ».
Son objectif semble bien de faire sortir la filière laitière de la zone rouge, sans y entraîner les consommateurs, qui pourraient bientôt voir de nouvelles augmentations dans les rayons de leurs supermarchés.