Prostitution en Auvergne Rhône-Alpes : les travailleuses du sexe en grande précarité face au Coronavirus

Elles sont en première ligne face au Covid19. En Auvergne Rhône-Alpes, les prostituées n’ont pas échappé à la pandémie. Tantôt malades, tantôt privées de revenus, la majorité de ces femmes a du cesser toute activité. Et découvrir une autre forme de violence : le cybersexe. 

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La plupart des travailleuses du sexe – on dit « tds » dans le métier - ont stoppé leurs prestations dès le début du confinement. Mais à partir de la troisième semaine, les échanges ont fusé : Comment finir le mois ? Faut-il reprendre des clients ? Certaines ont accepté une passe, puis d’autres… Basée en Savoie, Cybelle Lespérance est membre du Conseil d’administration du Syndicat du Travail Sexuel en France (Strass) et référente en Auvergne Rhône-Alpes. Elle relativise : « Cela représente un volume de travail beaucoup moindre qu’en temps normal. Mais elles n’envisageaient pas de faire sans. Sans revenu, sans argent. Certaines sont donc allées chercher ces clients, en général déjà connus. » 

Quelques clients qui permettent de se rassurer dans une période particulièrement tendue. « Beaucoup de gens, qui ont du temps à perdre, narguent les femmes comme nous. Ca passe par des faux rendez-vous, du harcèlement. Ils font miroiter des paiements qu’ils n’ont aucune intention d’honorer. Beaucoup de temps perdu, et même de violence». Parce qu’elles ont choisi de continuer à travailler, certaines filles reçoivent des sms avec des insultes, des leçons de morale. « Certains vont jusqu’à menacer de déposer un commentaire négatif sur les sites de petites annonces. Ceux qui passent à l’acte rédigent des messages haineux, parce qu’elles n’ont pas respecté le confinement ». 

Une communauté solidaire 
Les Travailleuses du sexe représenteraient 40 000 personnes en France, selon les chiffres officiels, au moins 10 000 de plus, d’après le syndicat. Essentiellement des femmes, explique Cybelle « Tout simplement parce que ce sont elles qui rapportent, même si les femmes trans sont très fétichisées, donc très recherchées. On trouve aussi des hommes, des trans, et des personnes âgées de plus de 60 ans » La prostitution prend différentes formes et beaucoup en font une activité occasionnelle, un complément de revenu, grâce à quelques passes par mois.
 
Cette communauté forme une sorte de réseau très solidaire, où l’on s’échange sur ses difficultés quotidiennes. Elise, 29 ans, en fait partie. Depuis environ 4 ans, elle reçoit essentiellement ses clients à domicile, dans le département du Rhône. Mais elle a du arrêter son activité, dès le 13 mars, après avoir été contaminée par le Covid19. Elle n’a jamais retravaillé « en réel » depuis. Grâce à une autre activité déclarée elle a pu obtenir un arrêt maladie et toucher environ 200 euros. « C’est le moyen le plus simple, généralement, dans notre travail », explique-t-elle « On peut aussi choisir de se déclarer comme travailleuse du sexe. Mais il faut alors être prête à subir de grosses discriminations. Impossible de louer un appartement, par exemple. » 

Celles qui sortent du confinement le font pour survivre

Depuis le début du confinement, la profession a plongé dans la précarité : « On a fait un sondage parmi nos membres. On a constaté que certaines ne sont déjà plus en mesure de payer leur loyer, et se voient refuser toute mesure d’urgence. Celles qui sortent du confinement le font pour survivre». Les aides exceptionnelles, financées par un fonds mis en place par l’Etat à destination des auto-entrepreneurs en difficulté, ne leur sont pas accessibles, même lorsqu’elles déclarent leur activité et leur revenu. 

Jouer franc jeu avec l’administration fiscale ressemble un piège « On devrait, en étant déclarées, avoir droit à ces aides. Sauf que ces droits sont accordés sur la base de revenus réguliers d’une année sur l’autre. Or, les revenus d’une prostituée varient énormément chaque mois. Dans l’imaginaire commun, on pense que ces filles gagnent autour de 5000 euros par mois, alors que cela plafonne plutôt à 2000 euros… Sans négliger que l’une des formes de pénalisation de la prostitution consiste à infliger un redressement fiscal systématique à toutes celles qui sont suspectées de ne pas déclarer l’intégralité.» 

Elise confirme. Si le prix de sa prestation, qui comprend des massages, est fixe, le nombre de clients, lui, est totalement irrégulier. « C’est difficile à évaluer, tant c’est variable… Un très bon mois, pour moi, va me rapporter 4000 euros brut mais, le mois suivant, je peux tout à fait tomber à 200 euros.» C’est donc un choix cornélien qui leur est posé. Etre en règle avec l’Etat, sans être bénéficiaire de la moindre solidarité. « Au final, la plupart choisissent de poursuivre leur activité en sous-marin. Se déclarer à l’administration, c’est inscrire cette partie de leur vie noir sur blanc dans un dossier. Cela peut être très stigmatisant à long terme, et peut même devenir un handicap quand on recherche un appartement, ou un crédit. »

Des citoyennes pas comme les autres
Comment assurer sa santé dans une telle situation ? Si la plupart des travailleuses du sexe de nationalité française ont accès aux minima sociaux (RSA, couverture maladie universelle, aide aux handicapés..) beaucoup, trop jeunes pour en bénéficier, vivent sous un statut d’étudiant. Parfois, elles le sont réellement. Pour les migrants, l’accès aux soins est encore plus limité. « Lorsque je fais des maraudes dans mon département, je constate énormément de difficultés, même pour les « tds » déclarées, à obtenir une carte vitale et faire valoir ses droits. On a aussi le cas des transfrontaliers, comme en Savoie, où les personnes ont des papiers italiens. D’autres, sans papiers, font des allers-retours dans leur pays d’origine… »

Céline a 33 ans et habite au centre-ville de Lyon. Depuis plus de quatre ans, ses activités de prostituée complètent son RSA. Elle travaille toujours chez elle, après avoir démarché ses clients sur internet. Mais elle a dû tout arrêter à l’arrivée du Coronavirus. « Comme je vis seule, c’était carrément trop dangereux de s’exposer à la maladie » dit-elle. Elle a donc préféré s’abstenir de recevoir des inconnus pendant la pandémie. Et a perdu la majorité de ses revenus. 

On paye des impôts mais on n’est toujours pas des citoyennes comme les autres

Pour elle, les difficultés économiques n’ont pas attendu la période de confinement pour exister. « A la différence des autres travailleuses en première ligne, comme les caissières, par exemple, on n’a aucun filet de sécurité sociale. On paye des impôts mais on n’est toujours pas des citoyennes comme les autres. C’est très difficile » Reste la solidarité communautaire « On a essayé de créer de se cotiser pour financer une réserve pour s’entraider. Notamment pour celles qui n’ont pas droit aux minima sociaux. On a même fait des collectes de denrées pour certaines. On est allé jusqu’à offrir des passes à des consoeurs pour les soutenir. J’ai du mal à croire qu’on est en encore là de nos jours ». 

Un télétravail très angoissant
De son côté, Elise, une fois guérie, s’est mise à travailler par webcam. « Au début, j’avais quelques clients. Ca m’a permis de récupérer un quart de mes revenus normaux.» Une reconversion totalement angoissante pour elle. Au point de faire un burn-out. « Au bout de trois semaines, je me mettais à pleurer à la simple idée de décrocher le téléphone.» En état d’épuisement psychologique, Elise est face à un monde qu’elle ignore. « Le rapport au client est totalement différent, la façon de démarcher aussi. Je me sens beaucoup plus en danger que lors des face à face réels. J’ai peur de terminer sur un site porno, que l’on enregistre des vidéos de moi pour les diffuser. Des tas de craintes que je n’avais jamais eues avant. »

Le télétravail sexuel a littéralement angoissé bon nombre de ces femmes. Une pratique particulièrement compliquée à improviser. « Certaines ont des enfants, avec lesquels elles sont confinées. Difficile de trouver un espace au calme pour installer sa webcam et vendre des services en ligne dans de telles conditions ». Sans négliger les craintes liées à un possible « outing ». Lorsque les travailleuses du sexe travaillent « en réel », elles choisissent qui peut voir leur visage. En virtuel, elles ont soudainement l’impression de perdre le contrôle de leur image. Et il est quasi impossible de vendre du sexe sans se montrer. Les clients ne sont pas d’accord. Chacune est, de surcroît, confrontée à une forte concurrence sur ce marché du web. 

Alors, comme le confinement l’a souvent montré, la créativité prend parfois toute sa place. Certaines ont ainsi mis en place des forfaits à base de sms coquins, par exemple. « Mais cela ne dégage pas de bénéfices très importants. Proposer un marketing différent permet juste de compléter un peu les revenus » modère Cybelle. En fait, celles qui avaient déjà diversifié leurs services, en les proposant en ligne avant la crise, s’en sortent mieux que les autres. Déjà équipées, et rodées à ces usages, elles maîtrisent les codes et assument de se montrer intégralement sur les réseaux. 

j’arrivais mieux à m’en sortir, avant le confinement

Mais à condition d’avoir –aussi- des compétences techniques. « La réglementation sur la prostitution en France interdit de payer quelqu’un pour créer ou gérer votre site internet. C’est considéré comme une assistance à la prostitution. Que ce soit bénévole ou rémunéré, c’est qualifié de proxénétisme. Certains webmasters ont été condamnés ». Les plateformes de webcam (onlyfan, camcoquine, etc..) qui diffusent ces offres dépendent souvent des lois américaines. Lesquelles font la chasse au cyber-proxénétisme. Des enquêtes sont menées pour croiser les coordonnées des prostituées, leurs photos, leurs moyens de paiement. Toute personne qui cumule des services virtuels avec une prostitution réelle se fait éjecter par ces hébergeurs, pour échapper aux condamnations. Les travailleuses du sexe  sont donc contraintes de se créer plusieurs identités. « Ca demande beaucoup d’organisation. Il faut être capable d’effacer ses traces, d’esquiver des enquêtes très invasives. Le respect de la vie privée est loin d’être comparable à celui existant en Europe. Sur les forums d’échanges, on voit les collègues s’échanger des conseils sur les systèmes de payement, par exemple, car la plupart perdent leurs comptes. On est réellement pourchassées », regrette Cybelle.

Chez elle, avant de se mettre au cybersexe, Elise se sentait plus en sécurité, sur son territoire. « D’habitude, je suis très sélective sur mes clients, je suis payée en espèces. Malgré la pénalisation des clients qui a été une vraie catastrophe, j’avais réussi à me faire une petite bulle de sécurité. Même si c’était difficile financièrement, j’arrivais mieux à m’en sortir, avant le confinement ». 

Une reprise à hauts risques
Elle imagine déjà sa reprise, dès le 11 mai. « Je vais nettoyer à fond l’appartement entre deux clients. La douche sera obligatoire en arrivant ici et en repartant. Je vais prendre au maximum toutes les mesures d’hygiène possibles » Elle portera un masque si l’un de ses clients le souhaite. L’une des ses collègues lui a déjà rapporté que cela correspondait à une nouvelle demande « Son client a réclamé un strip-tease à deux mètres de distance avec le port du masque. Pourquoi pas ? »

C’est la même méthode que pour le vih

Comment se comporter face à un virus invisible ? Au début de la pandémie, le Syndicat a recueilli les informations auprès de ses partenaires dans le monde entier, pour sensibiliser au danger du coronavirus. Donner des conseils. « On considère que les personnes sont aptes à évaluer la situation, en fonction de leur nécessité de travailler pour survivre. Et on leur donne les outils pour qu’elles puissent déterminer le degré de risque auquel elles vont s’exposer. C’est la même méthode que pour le VIH ». En retour, les questions posées sont très concrètes. « Un exemple : le virus se transmet-il par le liquide séminal ? Il faut leur répondre. On parle évidemment de rapports étroits. Ce n’est pas simple »

Sur le Monde d’après, Céline préfère temporiser :« Je n’ai pas encore tout compris sur ce déconfinement et sur les dangers encourus ». Pas vraiment rassurée, elle a donc pris un rendez-vous avec son médecin généraliste pour lui demander conseil. Ses quelques clients réguliers l’ont bien compris, et lui ont promis de revenir la voir ultérieurement. Et elle ne répond plus à ceux qui sont devenus trop insistants. « Je ne sais pas exactement si les gestes barrière suffiront à me protéger » En attendant, elle entretient le lien « Le racolage, c’est la plus grande partie de mon travail. Je rencontre les hommes par internet, et il y a un gros écrémage à faire. Il y a tellement de fantasmeurs qui n’ont aucune intention de passer à l’acte ». 

Devoir s’adapter ou disparaître
Cybèle Lespérance résume tous ces choix avec simplicité : « Les travailleuses du sexe se comportent comme n’importe quel travailleur, qui n’aurait pas eu de salaire pendant deux mois, et auquel on donne la possibilité de retravailler ». La majorité va donc probablement revoir ses clients, malgré les risques liés à la proximité. Elle espère que la sélection des clients, et l’absence de brassage des contacts pourra limiter les contaminations. « Moi je vous l’avoue, à titre personnel, je reprends le travail dès que possible. Après toutes ces semaines sans revenus, je n’hésite pas. Je travaille surtout avec des clients handicapés. Ce sont les premiers à demander des rendez-vous. Ils savent que j’ai été respectueuse du confinement jusqu’à aujourd’hui donc la confiance est là. A part eux, je ne verrai personne » A peine modifiera-t-elle ses pratiques habituelles « Je vais systématiquement me laver les mains, et je porterai le masque dans les transports publics. Je vais me comporter exactement comme n’importe quel autre travailleur indépendant le ferait »

De son côté, Elise espère que ses clients auront suffisamment été frustrés par les contraintes sanitaires pour reprendre contact avec elle dès le 11 mai. Elle aimerait ainsi pouvoir compenser une partie de ses pertes financières. Elle connaît les risques mais elle estime qu’elle n’a pas le choix. Elle croise les doigts pour que la maladie l’ait immunisée, sans garantie. Malgré son burn-out, elle se sent privilégiée « J’ai des collègues et amies qui n’ont pas ma chance. Elles ont des enfants, et plus aucun revenu. Elles ne peuvent rien faire. Il faudrait débloquer des aides d’urgence. Vous savez, ce qui m’inquiète encore plus que le Covid, ce serait de ne pas manger et de perdre mon appartement » 

Peut-être faudra-t-il faire des masques sexy, qui sait ?

Au delà du déconfinement, Céline n’ose pas imaginer l’avenir à long terme, dans l’attente d’un vaccin « Si les choses ne s’arrangent pas rapidement, on risque d’être très nombreuses en grande difficulté. Nos caisses de solidarité ne peuvent pas durer des années. J’essaye de ne pas trop me stresser d’avance, mais cela m’inquiète beaucoup. On en discute entre nous. La situation de celles qui ont des enfants est très effrayante, tout comme les sans papiers. A minima, on se soutient moralement, déjà. C’est vraiment précieux », soupire-t-elle.

« On est comme tout le monde, on n’a pas encore résolu toutes les questions. On s’adaptera. Peut-être faudra-t-il faire des masques sexy, qui sait ? » Moins souriante, elle sépare la clientèle en deux catégories. D’un côté, les plus scrupuleux, qui attendent sagement le déconfinement pour retrouver leur « tds » habituelle, et de l’autre, les plus pressés, qui auront profité de la grande précarité de certaines femmes. De nombreuses immigrées, notamment, n’auront pas d’autres choix que de s’exposer au virus. « Moi-même, je sais que je finirai par être obligée de travailler dans des conditions dangereuses, à un moment donné, et d’exposer ma santé, pour payer mes charges. Ai-je vraiment le choix ?»
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