Ils étaient dans la rue à Bourges, Tours, Châteauroux, Montargis ou encore Orléans. Les magistrats, greffiers et avocats du Centre-Val de Loire ont suivi ce 15 décembre un mouvement national de grève, témoin de l'exaspération qui gagne le monde la justice.
Ce n'est pas tous les jours que les magistrats manifestent. C'est même "historique", à entendre certains de ceux qui se sont rassemblés ce 15 décembre devant le palais de justice de Bourges. Ici, tout comme à Tours, Orléans ou encore Châteauroux, magistrats, greffiers et avocat ont voulu alerter sur le manque de moyens de la Justice à l'appel de l'Union syndicale des magistrats (USM).
Douze minutes par dossier
Anne-France Lusseau-Perinetti, la vice-présidente du tribunal judiciaire, est membre de l'USM. Elle constate que la dégradation des conditions d'exercice des magistrats finit par avoir des conséquences très concrèetes. "On a de plus en plus de dossiers à traiter, et on doit aller de plus en plus vite si l'on veut prendre des décisions dans les délais qui nous sont préconisés", observe-t-elle. Par exemple, pour les dossiers soumis à un juge aux affaires familiales, "il a été évoqué le fait de traiter chaque dossier en 12 minutes". Or ces dossiers, "c'est la vie des gens qui viennent, il faut avoir le temps de les écouter, qu'ils aient l'impression qu'on prend en considération ce qu'ils ont à dire".
Si l'origine de cette exaspération face au manque de temps et de moyens ne date pas d'aujourd'hui, c'est le suicide de Charlotte le 23 août dernier qui a déclenché ce mouvement national inédit. Cette jeune magistrate de 29 ans officiant dans le Nord et le Pas-de-Calais avait pourtant alerté sur sa souffrance au travail. Quelques mois plus tard, 3000 magistrats et une centaine de greffiers co-signaient une tribune pour dénoncer "une justice qui n'écoute rien et chronomètre tout".
"Le risque, c'est l'erreur judiciaire"
Outre la souffrance des magistrats, greffiers et avocats, la dégradation des conditions de travail au sein de la Justice a des conséquences très concrètes sur les justiciables. Bertrand Couderc est avocat depuis 36 ans et a observé cette dégradation "continue" des conditions dans lesquelles s'exerce la justice. Avec des magistrats en sous-effectif, ou à cause des réformes menées par les gouvernements successifs, "des affaires de plus en plus importantes sont prises en charge par de moins en moins de magistrats", et en leur consacrant de moins en moins de temps.
Ce constat, même les avocats en tout début de carrière, comme Léa Vaz de Azevedo, avocate en exercice depuis un an, en font l'observation. Ce 15 décembre, elle estime qu'il était "important" pour les avocats d'être là en soutien des magistrats pour cette mobilisation "historique". Comme les magistrats ou les greffiers, les avocats ont constaté l'effondrement des conditions dans laquelle la justice était rendue. Une dégradation qui s'exprime par exemple "dans les dates de renvoi des affaires, qui sont extrêmement lointaines". "En juin nous avons eu une affaire renvoyée jusqu'en mars 2022 ! Ce n'est pas possible, que ce soit pour les victimes ou les mis en causes, les gens voient leur vie mise en suspens pendant ce temps." Pour compenser, magistrats, avocats et greffiers redoublent d'efforts et ne comptent plus leurs heures depuis longtemps, mais là aussi on touche aux limites du supportable. "On ne peut pas rendre une justice sereine en tenant une audience qui commence à 14h et finit à 22h."
"Le risque, qu'on le voie ou qu'on ne le voie pas, c'est l'erreur judiciaire" insiste Bertrand Couderc. "Je ne parle pas forcément de faire condamner un innocent, mais par exemple sur une pension alimentaire ou l'indemnisation d'un licenciement, ce sera jugé moins bien, plus rapidement", poursuit l'avocat. En matière de sécurité sociale par exemple, "on met maintenant deux ans au lieu d'un pour faire indemniser les gens pour un accident du travail ou des contentieux en sécurité sociale, qui sont pourtant des choses urgentes et très concrètes".
Des augmentations de budget remises en question
Pourtant, le budget de la Justice a connu deux augmentations successives de 8% en 2021 et en 2022. Une hausse qualifiée "d'historique" par le gouvernement. "En 2022, nous aurons un budget de près de 9 milliards d'euros soit depuis mon arrivée une hausse de 1,3 milliard" avait déclaré en août le ministre de la Justice, Éric Dupond-Moretti. "Nous allons intensifier encore, grâce à ce budget, tout ce que vous êtes en droit d'attendre de notre institution judiciaire. Je le dis, sans forfanterie, nous avons désormais les moyens de notre ambition". Mais cette annonce a pourtant totalement échoué à convaincre les professionnels du monde judiciaire. "La plupart de ce budget va à la pénitentiaire" observe Bertrand Couderc. "C'est louable, pour la pénitentiaire, mais ça n'arrange pas les affaires des autres institutions judiciaires. On nous dit qu'on va créer des postes mais année après année on voit que tel poste n'est pas pourvu."
De fait, selon les chiffres du ministère, 1000 emplois sur les 2500 "emplois nets" créés en 2022 dépendront de l'administration pénitentiaire, et le premier pôle d'investissement sera l'immobilier pénitentiaire avec plus de 550 millions d'euros consacrés à la construction de 15 000 places supplémentaires en prison et à l'amélioration des établissements existants. Les moyens consacrés aux prisons auront donc augmenté de plus de 60% en deux ans. Les priorités sont donc claires : demain il sera plus difficile de faire valoir vos droits, mais au moins vous irez plus vite en prison.