Barreau d’Ajaccio frappé d’interdit : quatre cas en vingt ans

Mardi 26 octobre, dans le cadre d'un procès pour trafic de stupéfiants et association de malfaiteurs, le barreau d'Ajaccio a interdit à ses avocats de plaider. Un fait rare et extrême qui ne s’est déroulé que quatre fois dans cette juridiction depuis l'an 2000.

Avant ce 26 octobre 2021, le barreau d'Ajaccio n'avait été frappé d'interdit qu'à trois reprises.

Ce mardi, la bâtonnière Julia Tiberi a frappé la barre pour la quatrième fois en vingt ans. Par conséquent, plus aucun avocat inscrit au barreau ajaccien ne peut plaider pour l'instant dans ladite juridiction.

Julia Tiberi a en effet appliqué cette décision extrême et rare dans le cadre d’un procès pour trafic de stupéfiants et association de malfaiteurs qui s'est poursuivi sans la défense.

"Nos confrères ont été contraints de quitter la barre à la suite d’une décision de disjonction injustifiée, explique cette dernière à notre micro. En qualité de bâtonnier, j’ai été appelée pour pourvoir une défense commise d’office mais, face au dossier composé de 32 tomes et plus de 5.300 cotes de procédure, nous avons légitimement sollicité le renvoi à une date ultérieure, car nous n’étions pas en mesure d’assurer la défense des prévenus dans ces conditions. Après des échanges entre le tribunal et la défense, le renvoi nous a été refusé par la juridiction. Je n’ai donc eu d’autre choix que de prendre cette décision."

Un usage non codifié

Si cet usage est plutôt rare, c’est peut-être parce qu'il a un caractère dissuasif. "Je ne peux pas me prononcer sur le fond car je n’étais pas à l’audience et je n’ai pas d’avis sur les bonnes raisons ou pas que pouvait avoir le bâtonnier à frapper l’interdit", explique Jean Leandri, vice-président du tribunal qui s'exprime ici en tant que délégué régional adjoint de l'Union syndicale des magistrats (USM). 

"Sur la forme, reprend-il, c’est une pratique qui peut parfois être utilisée mais qui n’est pas codifiée. C’est une sorte de retrait que le barreau fait de la défense. C’est un peu une "arme" ultime en cas de conflit. Elle peut avoir des effets pervers car le justiciable peut être jugé quand même en l’absence de son avocat, ce qui est dommageable. Souvent, cet interdit est agité sans être appliqué."

2010, le dernier précédent

Pour retrouver la dernière trace d'une interdiction de plaider pour les avocats du barreau d’Ajaccio, il faut remonter onze ans en arrière. Le bâtonnier qui l’avait alors prononcée se nomme Antoine-Pierre Carlotti. C’était le 25 septembre 2010.

Ce jour-là, le président Jean-Pierre Rousseau refuse le renvoi de deux affaires jugées en correctionnel. L’une concerne des violences volontaires, l’autre une agression sexuelle.

Chez les avocats, à l'époque, on déplorait une "remise de dossier tardive" et on mettait en avant "une nécessaire mesure pour les intérêts de la défense". Le parquet faisait quant à lui remarquer que "la demande de renvoi est à l'appréciation du tribunal, et qu’elle n'est jamais acquise." En guise de protestation, les conseils ajacciens avaient retiré leur robe et quitté la salle d’audience.

 

Le président était un ancien avocat et il avait finalement reconnu qu’il fallait renvoyer l’audience.

Antoine-Pierre Carlotti, ex-bâtonnier du barreau d'Ajaccio

"J’ai frappé l’interdit pendant l’audience, situe Antoine-Pierre Carlotti. On avait fait sortir tout le monde. Dans la foulée, j’avais été voir le président du tribunal pour discuter. C’était un ancien avocat et il avait finalement reconnu qu’il fallait renvoyer l’audience. Ensuite, on avait repris les audiences."

En janvier 2008, le bâtonnier Philippe Gatti "frappe lui aussi la barre" lors d’un procès en correctionnel houleux. Trois militans du Rinnovu comparaissent pour l'incendie du bureau du président de l'Exécutif de la Collectivité de Corse.

Devant le palais de justice provisoire, alors situé dans des préfabriqués sur la Rocade, les CRS chargent la foule et font usage des gaz lacrymogènes. Avocat des militants du Rinnovu, Me Jean-Michel Mariaggi est molesté par les forces de l'ordre. Par conséquent, le bâtonnier Gatti appliquela mesure. Là encore, les conseils avaient fait front commun pour soutenir leur confrère.

"Le premier à le faire"

De mémoire d'avocats ajacciens, la première interdiction de barre remonte à janvier 2000. Fraîchement élu bâtonnier, Camille Romani l'applique lors de l’audience solennelle de rentrée du tribunal. "L’usage prévoyait que le bâtonnier en exercice fasse un discours, explique-t-il. Comme l’année précédente, mon prédécesseur, le regretté Antoine Sollacaro (assassiné en octobre 2012, ndlr), avait fait un discours violent qui avait notamment provoqué le départ du préfet Bonnet de la salle, le président qui avait suivi et qui était en poste au moment où j’ai été élu bâtonnier a supprimé cet usage. À ce moment-là, pour protester contre cette suppression du discours, j’ai frappé la barre d’interdit. J’ai été le premier à le faire au barreau d’Ajaccio. Je n’avais frappé l'interdit que pour l’audience solennelle de rentrée. Aucun avocat du barreau n'avait pu s'y rendre. On avait voulu marquer le coup et tout avait repris très vite dans la journée."

Le palais de justice cadenassé

Toujours en 2000, mais en fin d'année, le barreau d'Ajaccio n'est pas passé loin d'une deuxième interdiction de plaider. En décembre, Maître Antoine Sollacaro est placé en garde à vue et mis en examen par le juge Jean-Michel Gentil dans le cadre d'une enquête pour "violation du secret de l’instruction". Les avoctas ajacciens et leur bâtonnier Camille Romani réagissent immédiatement. 

"C’était grave et c'était tendu, souligne ce dernier. On avait cadenassé les portes du tribunal pour que personne ne puisse en sortir. On avait en quelque sorte mis le tribunal en garde à vue nous aussi. Le juge Gentil était descendu et avait menacé les avocats présents en leur intiment l’ordre de retirer les chaînes, ce qu’ils ne pouvaient faire car c’est moi qui avais les clés et j’étais parti à une autre garde à vue. J’avais même porté plainte au pénal au nom du barreau pour menace. On les avait enlevées quand le regretté Antoine Sollacaro avait été relâché."

"Personne ne détient la vérité"

Dans ces différentes - et rares - affaires d'interdiction, avocats et magistrats s'opposent dans un bras de fer où se mêle un but commun : le respect et l'application de la justice. "Certains veulent le renvoi et d’autres veulent que l’affaire soit disjointe, souligne Jean Leandri, délégué régional adjoint de l'USM. Je ne dis pas que les uns ont tort et que les autres ont raison. Pour comprendre l’appréciation et la tournure que prend ce genre d’affaires, il y a des considérations différentes qui se téléscopent. Pour certains, des gens doivent quand même être jugés pour des affaires importantes alors que, pour d’autres, des avocats ne peuvent être présents car ils plaident ailleurs ou sont malades. Par conséquent, on ne peut pas juger l’affaire. En revanche, elle peut être scindée et jugée séparément. Cela aussi pour des raisons d’organisation de la juridiction."

Il ne faut pas oublier qu’avocats et magistrats sont dans la même barque de la justice.

Jean Leandri, délégué régional de l'Union syndicale des magistrats

Et Jean Leandri d'ajouter :  "Néanmoins, je comprends que cela puisse poser des problèmes à la défense qui peut dire que le dossier est "saucissonné" et qu’elle souhaite que tout soit jugé en même temps. Après, tout cela crée une espèce d’escalade et génère des crispations. Chacun a son point de vue qui est respectable. Il ne faut pas oublier qu’avocats et magistrats sont dans la même barque de la justice. À mon sens, personne ne détient la vérité."

"Le pire, c’est le procès sans avocat, regrette Antoine-Pierre Carlotti. En 2010, on avait pu lever l’interdiction très vite. Mais c’était une autre époque…"

Réunion le 2 novembre

Mardi, cette décision prise par la bâtonnière d'Ajaccio a mis également en exergue les tensions qui subsistent depuis quelque temps entre les avocats du barreau et les magistrats du parquet. "Nous sommes en demande de cette réunion avec les magistrats afin que cette relation s’apaise, confie Julia Tiberi à notre micro. Personne n'a intérêt à vivre dans un contexte de défiance."

Selon elle, ce climat serait en partie dû à deux raisons : "La nomination d’Éric Dupond-Moretti en tant que Garde des sceaux, ce dont nous ne sommes pas responsables, et le manque de moyens humains qui fait que la juridiction connait des difficultés organisationnelles et pour lesquelles nous nous sommes mobilisés à plusieurs reprises."

À ce jour, il manquerait quatre magistrats au tribunal d’Ajaccio. Quant au président de la correctionnelle, parti à la retraite, il n’a toujours pas été remplacé.

"Néanmoins, reprend la bâtonnière, nous pensons que ces raisons-là ne peuvent servir de paravent à la méconnaissance des droits des justiciables."

Concernant l’interdiction de barre, les avocats ont demandé "une réunion en urgence" au président du tribunal judiciaire et au procureur du même tribunal. "Nous avons obtenu une réponse ce mercredi matin, précise Julia Tiberi. Nous pensions que l’urgence commandait de nous réunir dans les plus brefs délais, soit ce mercredi. Il nous a finalement été proposé une réunion mardi 2 novembre et nous en prenons acte."

Jusqu’à cette date, la barre reste frappée par l'interdiction. De mémoire d'avocats ajacciens, ce pourrait être la plus longue jamais connue par ce barreau-là.

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