Le témoignage des deux femmes qui auraient été violées par Yassin Salem a constitué la partie la plus importante de cette deuxième journée de procès aux assises de Haute-Corse. Mais cette journée éclaire également d'un jour nouveau la personnalité d'un accusé au comportement jusque-là hermétique.
Natacha*, un gobelet de café dans une main, une bouteille d'eau dans l'autre, arpente les allées du palais de justice de Bastia. Elle s'accoude à la rambarde qui surplombe la cour intérieure, le regard dans le vide. S'assoit sur un banc. Se relève. Et recommence à faire les cent pas.
Son avocate, Me Francesca Seatelli, lui glisse quelques mots pour la rassurer. À la reprise de l'audience, ce sera à son tour de témoigner, devant la cour, du viol dont elle assure avoir été victime, le 2 juillet 2017. À quelques mètres à peine de celui qu'elle accuse de l'avoir agressée.
La sonnerie retentit. La quadragénaire aux yeux verts et à la chevelure rousse s'approche de la barre. Et raconte ce qui s'est passé ce dimanche-là, sur la plage de Valle di Campoloro, alors que l'après-midi touchait à sa fin. La scène, le public et les jurés la connaissent déjà. Elle a été racontée, la veille, par la présidente de la cour.
Mais le récit de Natacha, sans surprise, résonne avec force dans la salle d'audience.
Ne pas provoquer
"J'ai vu le couteau, ça m'a tétanisée. Il n'arrêtait pas de me répéter "ta gueule, ta gueule. Ce couteau, je sais très bien l'utiliser". Alors j'ai fermé ma gueule. J'ai eu peur. Il a commencé à arracher mon maillot, tout en se cachant le visage. Je l'ai supplié, "au moins ne me pénétrez pas...". Et il m'a dit, encore, "ta gueule"."
Natacha est infirmière en psychiatrie depuis dix-sept ans. On lui a appris à baisser les yeux, à ne pas résister, à ne pas provoquer lorsqu'on est menacé par quelqu'un qui se comporte comme son agresseur ce jour-là... "Il était nerveux, insultant, très agité, je le sentais capable de me tuer. De tuer mon chien..."
Quand il est rentré, j'ai cru qu'il m'arrachait les tripes.
Alors elle dit "non". Mais elle cesse de se débattre. "Quand il est rentré, j’ai cru qu’il m’arrachait les tripes. J’ai eu mal. Bien sûr, je le lui ai dit mais cela ne l’a pas arrêté. Quand tu reçois des coups en toi et que tu ne les veux pas, ça te casse tout…", assène Natacha à une salle d'audience écrasée de silence. D'un geste las, elle se désigne de la tête aux pieds.
Il m'a prise très vite par derrière, quelques coups de reins brutaux qui me faisaient mal. Il a fait ce qu'il avait à faire, puis il a caché son sexe, il m'a dit "tu as vu ce que tu as fait, tu peux être contente de ce que tu as fait !", et il est parti en courant".
La question récurrente du couteau
Yassin Salem, lui, reconnaît un rapport avec la plaignante mais assure qu'il était consenti. La présidente de la cour rappelle à Natacha que l'accusé affirme d'ailleurs ne pas avoir eu de couteau. "Je l'ai vu ce couteau, je l'ai même dessiné. Avec la lame recourbée. J'ai dit aux enquêteurs que c'était un couteau de berger..."
Véronique Maugendre : "monsieur Salem dit que vous étiez consentante. Que c'est vous qui l'avez dragué".
On est quatre dans cette salle à savoir la vérité.
Natacha se tourne vers le box, et lance, la voix assurée : "il sait la vérité, je sais la vérité, Justine* sait la vérité, Olivia* sait la vérité. On est quatre dans cette salle à savoir la vérité. J’aime pas les petits jeunes, pour commencer, et deuxièmement j’aborde pas les gens sur les plages. Je lisais juste mon livre, je peux vous dire la page et le titre."
Les derniers mots de celle qui, il y a quatre ans, était venue d'Alsace passer ses vacances en Corse sont terriblement douloureux. Et accablants : "ça fait quatre ans que je survis. Que j'essaie de donner le change autour de moi. Aujourd'hui encore, je me sens salie. Depuis quatre ans, je n'ai personne dans ma vie. Je suis dans un isolement quotidien. Depuis ce jour-là, sur la plage, je n'ai plus jamais eu mes règles. J'ai dû faire le deuil d'une possible maternité".
La voix ne tremble pas. "Je m’en fiche qu’il prenne 5 ans ou 20 ans de prison. Mais il a fait du mal, il le sait, et sa version est fausse. Il fallait que la vérité soit dite, et il faut que justice soit faite".
Abasourdie
Me Francesca Seatelli interroge à son tour sa cliente. "Pouvez-vous nous dire ce que vous avez ressenti quand, lors de la confrontation, monsieur Salem vous a dit que vous aviez gâché sa vie ?"
"J'étais abasourdie. J'aurais tellement aimé entendre d'autres mots de sa bouche : "Je regrette, pardonnez-moi". M'accuser d'avoir gâché sa vie... Je pense qu'un coup de couteau m'aurait fait moins mal que cette phrase-là."
La présidente de la cour se tourne vers le box, et demande à Yassin Salem si, après deux jours de procès, il dirait encore la même chose.
Un coup de couteau m'aurait fait moins de mal que cette phrase-là...
"Oui. Je l'ai pas dit méchamment. Mais un jeune de vingt ans comme moi, en prison... C'est pas ma place", répond l'ancien boulanger de 25 ans.
"Vous n'allez quand même pas me dire que c'est elle qui vous a agressé, quand même !" Pour la première fois, Véronique Maugendre cesse de dissimuler l'irritation que l'on sent monter en elle depuis le début des débats, face à la confusion des propos, au détachement de l'accusé, et à la voix inaudible, comme chuchotée, avec laquelle il répond aux questions.
"Oui, je me sens victime de cette dame", répond Yassin Salem, avec une conviction incertaine dans la voix.
En mission
Avant Natacha, c'est Justine qui s'était présentée à la barre, accompagnée de sa traductrice. La jeune Anglaise a été plus brève. Posée et précise, elle déroule son scénario de la soirée où elle dit avoir été violée. Quelques jours à peine avant Natacha. Sans s'étendre sur les détails, elle répond de manière factuelle aux questions de la cour.
Elle raconte comment, en rentrant à l'hôtel de Moriani-plage avec l'une de ses collègues, elle aurait été agressée aux environs de 3 heures du matin par un homme armé d'un couteau. Qui aurait abusé d'elle, sous les fenêtres de sa chambre. "C'est comme si ça s'était passé dans le jardin devant chez moi", dit-elle.
Là encore, la présidente de la cour la confronte à la version de Salem, qui affirme que c'est la saisonnière qui l'a entraîné sous un bosquet pour coucher avec elle.
Justine reste imperturbable. Elle ne se laisse pas déstabiliser. Elle donne l'impression d'être en mission. Avec un seul but, assure-t-elle, obtenir justice: "Vous croyez que j'aurais pris deux vols, d'Angleterre, pour venir ici, en plein milieu d'une pandémie mondiale, avec tout le stress qui va avec, si c'est sa version qui était la vraie ?"
"Ce qui est important de noter, c'est que les deux victimes ont décrit exactement le même mode opératoire. Deux personnes qui ne se connaissent pas, qui décrivent à une semaine d'intervalle exactement la même scène, ça commence à être compliqué pour l'accusé", confie Me Olivier Rosato, l'avocat de Justine, lors de l'interruption de séance suivante.
Un pas vers la vérité
En fin de journée, la présidente de la cour d'assises se tourne une nouvelle fois vers le box, pour quelques dernières questions à Yassin Salem. Un dialogue fait d'approximations, où la cour reformule souvent ses questions pour qu'elles soient bien comprises par l'accusé.
Si, au début, Yassin Salem campe sur ses positions, peu à peu, le ton devient moins catégorique.
- "Pourquoi ces femmes raconteraient-elles tout cela si ce n'était pas vrai ? Quelle raison pourraient-elles avoir ?
- Je ne sais pas. Yassin Salem marque une pause, jette un coup d'œil vers le fond de la salle d'audience. Avec le recul je me dis que, peut-être, elles n'étaient pas d'accord. Ça me touche de les voir comme ça. J'aime pas voir une femme triste parce que j'ai trois sœurs et une mère, et j'aime pas..."
- "Monsieur Salem, j'ai l'impression que vous faites un pas vers la vérité de ces dames", l'encourage Véronique Maugendre.
La présidente regarde le public clairsemé assis face à elle, et demande à l'accusé : "Vous voulez que je fasse sortir votre frère de la salle ? Vous pensez que vous parleriez plus librement ? "
- "Non, c'est bon..."
Me Julien Pinelli, conseil de l'accusé, prend la parole, pour clore la journée. "Je ne veux pas me livrer à une autre enquête de personnalité, madame la Présidente. Mais je pense qu'il y a quelques éléments de la vie de mon client qui pourraient éclairer l'affaire qui nous occupe."
Debout à moins d'un mètre du box, l'avocat se lance dans un exercice d'équilibriste qui va réussir à fissurer, en quelques mots, la citadelle que s'était bâtie Yassin Salem : "on peut parfois avoir le sentiment que le vrai juré n’est pas devant soi mais derrière soi..."
Parfois, le juré n'est pas devant soi, mais derrière soi.
Derrière la vitre, le Marocain de 25 ans reste silencieux. Son avocat continue : "est-ce que c’est normal de traiter les femmes comme ça dans votre famille ?"
"Au contraire, répond l'ancien boulanger. Ils vont même le prendre mal."
"Ne pas faire honte à votre famille, c’est peut-être plus important pour vous que votre défense?", conclut Me Julien Pinelli.
Yassin Salem, après un moment d'hésitation, répond :
"Oui."
*Les prénoms des plaignantes ont été changés.