En Corse, la prière de l'ochju, visant à chasser le mauvais œil, se transmet de génération en génération. Une tradition ancienne bien ancrée dans le patrimoine insulaire, et qui a connu des modifications dans ses formules, son processus et sa transmission au fil des ans.
Assise dans son fauteuil en velours vert, Marcelle Mattei inspecte avec attention le contenu de l'assiette creuse posée sur sa petite table en bois. "Les gouttes d'huile se sont un peu dispersées. Vous avez peut-être un peu le mauvais œil. On va recommencer pour vérifier."
Minutieusement, la signadora reprend le rituel, récite à voix basse la prière, fait le signe de croix, trempe son petit doigt dans l'huile et en disperse plusieurs gouttes à la surface de l'eau dans le récipient. Cette fois, le corps gras reste comme figés dans l'eau, sans se diluer. Elle hoche la tête, satisfaite, trace un signe de croix du bout du doigt dans l'eau. "Ça y est, l'ochju est fait. Si vous en aviez un peu, il va partir, ça ira mieux désormais."
Marcelle Mattei a 90 ans. La prière de l'ochju, c'est son père qui lui a transmise, un soir de Noël, il y a de ça 75 ans. Neuvième de dix enfants, ils ne sont que quelques-uns de la fratrie à l'avoir apprise, "seulement ceux qui le voulaient, explique-t-elle. Ma petite sœur, par exemple, n'en avait pas envie, alors mon père ne lui a pas récité. Mais moi, ça me tentait."
Très pieuse, l'alors adolescente voit cela comme un complément à son éducation et ses croyances religieuses. "Je n'ai pas eu de mal à la retenir, assure-t-elle. J'ai une bonne mémoire. Encore aujourd'hui, je peux réciter toute la messe !"
Mauvais œil
En Corse, l'ochju, ou le mauvais œil, fait partie de ces traditions immatérielles transmises de génération en génération. Manifestation d'une mauvaise influence, née d'une forte jalousie ou d'une admiration néfaste, l'ochju se manifeste par des violents maux de tête, des nausées, une importante fatigue ou encore une malchance récurrente. Pour ne plus en souffrir, un seul remède s'impose : la prière délivrée par une signadora ou un signadoru.
La prière de l'ochju n'est pas la seule qui existe sur l'île. D'autres variantes visent à guérir ou tout du moins à soulager des insolations, des brûlures, ou encore de la sciatique. Mais elle est celle "qui s'adresse au plus large public et que l'on connaît le plus", indique Linda Piazza, directrice de la bibliothèque patrimoniale de Bastia, et particulièrement au fait des rites magico-religieux insulaires.
Une prière toujours à visée bienfaisante, mais qui selon les micro-régions, les communes, et même selon les foyers, n'a pas tout à fait les mêmes formules. "Chaque signadora ou presque a sa propre prière", explique Linda Piazza.
Chaque signadora ou presque a sa propre prière.
La tradition veut que celle-ci soit récitée à la personne qui souhaite l'apprendre, le soir de Noël, après le septième son de cloches de la messe de minuit. "Si la personne qui la reçoit ne l'apprend pas ce soir-là, alors c'est terminé. Elle ne pourra pas réessayer une seconde fois, même un autre soir de Noël de la retenir, parce que le don ne serait pas transmis, précise-t-elle. C'est une fois ou jamais."
Mais avec le temps, le processus de transmission s'est par endroits assoupli. "Certaines personnes écrivent la prière pour pouvoir la retenir, se l'envoient même par message téléphonique, glisse Linda Piazza. Moi, je ne sais pas trop ce que j'en pense, puisque traditionnellement, tout doit se faire uniquement oralement. Mais de plus en plus de gens font usage de ces nouvelles méthodes. "
Une tradition ancienne remise au goût du jour
Eu égard de ces évolutions dans les pratiques et l'apprentissage de la prière, peut-on encore parler du même rituel de l'ochju, ou en existe-t-il désormais un tout nouveau, qui n'aurait finalement que son nom ou presque de commun avec l'ancien ? Pour Davia Benedetti, maître de conférences en anthropologie, et co-autrice de l'ouvrage "Ochju, malocchio, mal de ojo : mauvais œil et autres pratiques magico-religieuses en Méditerranée", si la forme a changé, "on voit tout de même que le fond reste toujours."
Qu'on soit particulièrement pieux, catholique non-pratiquant ou non-croyant, le rituel de l'ochju, "syncrétisme entre pratique populaire, ou païenne, avec des pensées magiques, et la religion catholique", reste encore aujourd'hui bien ancré dans le patrimoine insulaire, même parmi les plus sceptiques sur ses pouvoirs et vertus, note l'anthropologue.
Des croyances qui sont aujourd'hui comme "réappropriées" par la population, au travers les arts, dans la littérature, la chanson, mais aussi "dans le spectacle vivant, la danse, le cinéma ou encore les jeux vidéos. Il est très intéressant de voir à quel point ces traditions anciennes influencent encore et amènent une source de création et d'inventivité pour des langages artistiques". La preuve, sans doute, "que tout cela continue de fasciner, et répond à un besoin de spiritualité dans la population, peut-être de rêve, aussi."
Faire perdurer ces rites est aussi une façon, estime Davia Benedetti, "de combler les angoisses, angoisse existentielle, de la mort, la finitude, le rapport aux crises ou aux mutations. Nous sommes dans une société de l'hyper. Peut-être avons-nous besoin d'expliquer différemment ce que la science et l'analyse ne nous permettent encore pas de comprendre."
Rituel populaire mais de plus en plus délaissé pour certains
Reste que pour Marcelle Mattei, si l'ochju et les signadori et signadore n'ont pas été oubliés, le passage du temps a profondément changé son impact sur la population insulaire. Plus jeune, se souvient-elle, "je le faisais assez souvent pour mes amis qui venaient me voir quand ils étaient troublés. Mais maintenant, les gens ont tout ce qu'il faut. Quand ils sont malades, ils appellent un docteur et se font évidemment soigner, ce qui est facile puisqu'il y a désormais des cabinets à chaque coin de rue et tous les moyens de transport qu'il faut pour se rendre à un examen. Alors ils n'ont plus besoin de l'ochju."
Rares sont aujourd'hui les personnes qui viennent demander à la nonagénaire, ou aux signadore qu'elle connaît, de se faire enlever l'ochju. "Les quelques derniers qui le font sont les personnes âgées. Les jeunes n'y croient plus du tout."
Maintenant, les gens ont tout ce qu'il faut. Quand ils sont malades, ils appellent un docteur et se font évidemment soigner.
Dans sa famille d'ailleurs, ni sa fille, ni son petit-fils n'ont souhaité apprendre la prière. "Quand je l'ai proposé à ma fille, elle m'a dit : "Oh, maman, ce sont des bêtises d'avant ça, mais maintenant, ça n'existe plus". Pourtant, nous, nous y croyions plus que tout."
Pas de quoi démoraliser Marcelle Mattei pour autant. "Bien sûr, ça m'aurait fait plaisir qu'elle l'apprenne. Mais ça ne me fera pas changer d'avis. Quand je me fais pour moi-même la prière, j'ai la sensation d'être mieux après." Et c'est bien assez suffisant pour lui permettre de continuer d'y croire, aujourd'hui comme demain.