Quand l'armée préfère payer deux fois plus cher à l'étranger plutôt que de rester en Corse

L’Armée a décidé d’envoyer ses hommes de retour d'opérations extérieures décompresser à l’étranger. Sauf que cette délocalisation va coûter deux fois plus - 25 millions d'euros pour 4 ans – que les séjours organisés depuis un an au club village de la Marana, en Corse. Un choix dispendieux justifié par une directive selon le ministère des Armées, mais incompréhensible pour l'Igesa, gestionnaire du site.

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Le club de vacances de l'Igesa à la Marana, en région bastiaise, ne serait-il plus assez bien pour accueillir les soldats de retour de mission ? C'est l'impression que donne un récent appel d'offres passé par l'Etat major des Armées pour "l'accompagnement, l'assistance et la mise en œuvre de prestations hôtelières [...] au profit des forces de retour d'opération", ou plus simplement l'accueil du dispositif de fin de mission.

Un juteux marché pouvant se prolonger jusqu'à 4 ans, et pour une valeur maximale estimée à 36 millions d'euros... Et auquel les structures situées sur le territoire national, dont le centre Igesa en Corse, n'avaient curieusement pas le droit de prétendre.

Un sas de "décompression" pour les soldats

Lancé par l'armée de terre en 2009 pour les soldats de retour d'Afghanistan, le dispositif de fin de mission (DFM), ou "sas de fin de mission", intervient au profit des militaires rentrant d'opérations extérieures (Opex). L'objectif"favoriser le passage d'un état psychologique lié à un contexte de temps de guerre à un état psychologique lié à un contexte de temps de paix."

Concrètement, dès la fin de leur mission, les militaires sont transportés dans un complexe hôtelier pour un séjour de trois à quatre jours. Parenthèse durant laquelle ils profitent d'activités ludiques, sportives et de détente, et ont la possibilité d'échanger entre eux sur leur mission... Et de faire le point sur leur santé physique et mentale.

Une façon de prévenir les risques de stress post-traumatique : les soldats sont entourés par un "détachement de soutien", composé de militaires spécialisés, chargé de veiller au grain. Parmi ces professionnels, notamment, une cellule paramédicale, et une équipe de psychologues.

Souvent à l'étranger... mais en Corse depuis fin 2023

Traditionnellement, ces séjours se déroulent hors du territoire national - à Chypre, en Crète ou encore au Portugal -, mais ce n'est pas toujours le cas. En juillet 2020, au plus fort du Covid, le dispositif a été organisé dans le village Pierre et Vacances Le Rouret, à Grospierres, en Ardèche... Et depuis octobre 2023, au village de vacances de la Marana, dont l'Igesa est gestionnaire.

À l’époque, l'institution de gestion sociale des armées est sollicitée en urgence par son ministère pour accueillir le dispositif de fin de mission dans un de ses centres pour la période de fin 2023 et 2024.

En cause, explique le service de communication des Armées : un problème avec la structure hôtelière qui assurait la prestation depuis deux ans, au Portugal. Celle-ci était devenue "inadapté[e] au regard des effectifs concernés", entraînant le non-renouvellement du marché, et imposant de trouver, toutes affaires cessantes, un nouveau lieu.

L'Igesa propose son village club de la Marana, et le dossier est accepté. Une première convention est signée entre le ministère des Armées et son opérateur social, allant d'octobre 2023 à février 2024. Autour de 1200 soldats sont accueillis sur la période au village de vacances. Le 27 février, une seconde convention, l'actuelle, est validée, allant cette fois jusqu'au 6 octobre 2024.

Un dispositif rentable pour l'Igesa

Dans ce second document auquel nous avons eu accès, est notamment détaillé le nombre de soldats attendus par séjour - pas plus de 200 militaires par groupe, accompagnés d'un détachement de soutien de 10 à 25 personnes -, et les prestations minimales attendues (activités, restauration, espace de repos et locaux à disposition).

Un temps de repos en Corse dans l'ensemble très apprécié des soldats bénéficiaires : les évaluations des prestations - que nous avons pu feuilleter - font état d'un taux de satisfaction moyen compris entre 82,45% (groupes arrivés en janvier ou février 2024) et 92,19 % (groupes arrivés en mai ou juin 2024).

L'organisation du dispositif a un prix : 3,2 millions d'euros annuellement hors taxe, ou 4 millions d'euros à l'année toutes taxes comprises, selon les estimations de l'Igesa. Une somme à laquelle s'ajoutent 1 million d'euros déjà versés pour l'organisation du DFM sur les trois derniers mois de 2023.

Directement versés par le ministère des Armées à son opérateur social, ces montants permettent à l'Igesa "de consolider sa soutenabilité budgétaire et sa capacité à financer de nouvelles actions sociales et de loisirs au profit de militaires", se félicite un cadre dans un courrier adressé au ministère de la Défense que France 3 Corse ViaStella a pu consulter.

"Le schéma financier présente ainsi l'avantage de construire un cycle vertueux de réutilisation des moyens financiers au bénéfice de la communauté de défense", poursuit-il, estimant dans ces conditions "mutuellement bénéfique pour l'établissement et les Armées que l'Igesa poursuive la mission d'accueil du DFM".

Le choix de l'Igesa était "transitoire" selon les Armées 

Seulement voilà : si un renouvellement est a priori acté jusqu'au mois de janvier 2025, puis selon toute vraisemblance, mois par mois jusqu'en mai 2025, glisse une source bien informée, après cette date, l'Armée préfère plier bagage et emmener ses soldats décompresser à l'étranger.

Dans son appel à candidatures, le ministère liste ainsi les localisations autorisées : la Crète, la Grèce continentale, l'Espagne continentale, Majorque, la Sardaigne, la Sicile, et Chypre. Impossible, donc, pour l'Igesa de candidater à nouveau avec son village de vacances de la Marana.

Pourtant, assure la source pré-citée, un accord tacite avait été passé entre le ministère des Armées et l'Igesa pour y prolonger encore quelques années la tenue du DFM. Accord verbal et non-signé dont les premiers auraient donc, toujours selon cette personne, choisi de se dédire.

Une accusation fermement réfutée par le ministère des Armées : "Le dispositif de fin de mission via l'Igesa / La Marana en Corse se voulait à l'époque transitoire. Il permettait d'assurer un tuilage entre deux marchés." Le futur marché étant en cours de passation, "le site de l'Igesa a été exceptionnellement utilisé", poursuit le ministère. "Cependant, il n'a jamais été envisagé que ce recours à l'Igesa soit pérenne."

Dans un contexte où l'on parle de déficit budgétaire, et où il est demandé de faire des économies à tous les niveaux, c'est purement incompréhensible.

Une prestation à l'étranger deux fois plus onéreuse

Et tant pis pour les très bons taux de satisfaction des militaires bénéficiaires, et pour le "cycle vertueux de réutilisation des moyens financiers". Tant pis aussi, semble-t-il, pour les frais supplémentaires que ce changement de destination devrait engendrer : l'accord-cadre tel qu'envisagé par le ministère des Armées, sur une durée de 4 ans, prévoit un montant de 25 millions d'euros hors taxe ou 30 millions d'euros toutes taxes comprises (avec un montant maximum fixé à 36 millions d'euros toutes taxes comprises).

Soit près du double du budget que représenterait un contrat de même durée avec le centre de vacances de la Marana, selon les estimations de l'Igesa : 12,8 millions d'euros hors taxe pour 4 ans, et donc 12,2 millions d'euros de moins que le montant moyen projeté pour un prestataire à l'étranger.

"Dans un contexte où l'on parle de déficit budgétaire, et où il est demandé de faire des économies à tous les niveaux, c'est purement incompréhensible", souffle un autre cadre bien renseigné sur le dossier. "On va aller à l'étranger financer deux fois plus cher un resort hôtel dont on ne connaît pas les propriétaires, auprès d'un prestataire privé, quand une solution interne au ministère existe. Tant sur le plan moral, que sur le plan budgétaire et sur l'impact que l'armée doit avoir en Corse, ils ont tout faux".

Contacté, le ministère des Armées ne commente de son côté pas les budgets prévisionnels, rappelant que "la procédure de renouvellement du marché étant en cours, le montant du futur dispositif reste largement estimatif."

Un manque à gagner de 2,5 millions d'euros estimé pour la région bastiaise

"Pour ne rien arranger" en perdant le DFM, la région bastiaise tirerait aussi un trait sur les retombées financières qui en découlaient.

À savoir la commande de nourriture et boissons aux producteurs et distributeurs locaux pour les militaires, les revenus générés par les professionnels en charge des activités à l'extérieur du club de vacances - comme la visite d'une châtaigneraie, des dégustations de vin dans une cave du Cap Corse, ou encore des sorties en mer ou des séances de karting -, mais également les achats de souvenirs ou autres consommations des soldats...

Pour cette personne au fait du dossier, le manque à gagner est conséquent : autour de 2,5 millions d'euros annuellement, selon ses estimations, qui souffrent néanmoins de plusieurs variables compliquant une donnée définitive.

"Cela pourrait être un moyen de continuer à faire vivre l'économie de la région même en dehors de la saison estivale, puisque ces séjours de militaires peuvent se tenir tout au long de l'année. Mais on préfère partir à l'étranger. Ce n'est pas cohérent", peste ce personnel de l'Igesa.

Un point qui peut par ailleurs être mis en perspective avec la présence de deux sites d'activité militaire en Corse : la base aérienne 126 de Ventiseri-Solenzara et le 2ème Régiment étranger parachutiste à Calvi. Des installations régulièrement décriées par une partie de la population et de la classe politique insulaire, mais justement défendues par l'Armée comme une manne économique pour l'île...

Un choix qui passe mal à l'Igesa

Comment expliquer, alors, cette décision des Armées ? Interrogé, le service communication du ministère renvoie à une directive portant rénovation du DFM. Il y est précisé, souligne-t-on "qu’il est organisé dans un lieu hors zone d’opération et éloigné de la garnison d’appartenance, prioritairement hors du territoire métropolitain."

Une directive qui se base "sur des travaux conduits par des psychologues des armées et les retours d’expérience des précédents DFM. Ils préconisent que le DFM doit éviter d’être rattaché à un vécu d’ordre privé, comme à l’expérience, très exigeante émotionnellement, des opérations extérieures. À cet effet, il ne peut être situé ni sur une zone d’opérations, ni en métropole." Une neutralité "nécessaire au succès du processus de retour à la vie normale. Dans ce cadre, l'appel d'offre n'a concerné que des sites à l'étranger", conclut le ministère des Armées.

Le DFM doit éviter d’être rattaché à un vécu d’ordre privé, comme à l’expérience, très exigeante émotionnellement, des opérations extérieures.

ministère des Armées

Mais plusieurs cadres au sein de l'Igesa font part de leurs doutes quant au bien-fondé de ces explications. Pourquoi négliger la Corse mais accepter un lieu d'implantation en Sardaigne, quand les deux îles ne sont séparées que de dizaines de kilomètres, s'interroge-t-on ? Une distance insuffisante, donc, pour défendre un éloignement sensiblement plus important de la garnison d'appartenance... "Les soldats qui sont basés en Corse étaient dans tous les cas exclus du DFM à la Marana, donc c'est une décision qui n'a pas de sens, insiste-t-on en interne. Le fait que ce soit une île entraîne un écartement automatique avec les lieux de résidence. C'est un non-problème."

Selon ce fonctionnaire de l'Igesa, c'est du côté des personnels présents dans le détachement de soutien qui accompagne les militaires bénéficiaires de ce dispositif qu'il faudrait chercher les "vraies" raisons.

"Il y a parmi eux des gens qui ont la folie des grandeurs, et pour qui le village de vacances de la Marana n'est pas assez luxueux, regrette-t-il. C'est le plus bel hôtel de l'Igesa, mais ils veulent du niveau hollywoodien, des resorts cinq étoiles avec spa et piscines." Influent, ce "groupuscule" aurait, toujours selon les dires de cette source, la capacité de faire plier à ses désirs l'Etat-major des Armées, quitte à allonger des billets supplémentaires...

"Soit par négligence, soit parce qu'ils ont d'autres chats à fouetter, soit pour avoir la paix, nous dit-on. Dans tous les cas, la résultante, c'est qu'on cède pour des gens qui ne sont en aucun cas les bénéficiaires de ce dispositif, n'ont jamais fait d'opex ou dormi sous une tente."

Échange de courriers

Le choix de l'étranger pour le DFM est-il vraiment imputable aux caprices de quelques-uns ? À cette heure, seuls les dires des sources interrogées, à défaut de preuves manuscrites, viennent étayer cette hypothèse. Mais au sein de l'Igesa, les questionnements sur la démarche de l'Armée sont nombreux.

Au-delà du montant envisagé et de l'exclusion des structures nationales, le timing de la décision questionne : l'appel d'offres pour des prestataires étrangers a été publié début juillet. Plus précisément, le 5. C’est-à-dire, note-t-on en interne, 3 jours seulement après un conseil de gestion de l'Igesa au cours duquel le sujet d'une prolongation du DFM en Corse a été abordé, sans obtenir de réponse claire de la part de l'Armée. "Les armées nous ont affirmé ne pas connaître l'état d'avancement du dossier", peut-on ainsi lire dans un courrier.

Adressé à quelques haut-placés des Armées, ce message a obtenu une courte réponse émanant des ressources humaines du ministère, qui donne raison au rédacteur : "Sur le fond comme sur la forme, est-il écrit, ces méthodes ne sont pas acceptables".

 

Sur le fond comme sur la forme, ces méthodes ne sont pas acceptables.

Fin juillet, un responsable de l'Igesa adresse finalement une lettre au ministère de la Défense. Rappelant l'ensemble des arguments déjà évoqués, il y est notamment analysé des "choix opérés par l'appel d'offre [...] opérationnellement contestables et [allant] manifestement à l'encontre des intérêts du ministère", et fait part d'inquiétudes : "Exclure l'institution de cet appel d'offre fait peser un risque fort sur ses ressources propres et sur sa trajectoire budgétaire. L'établissement se réserve donc la possibilité d'exercer son droit de recours devant les juridictions compétentes".

Une note qui reste à ce jour sans réponse. Reste désormais à savoir vers quelle destination étrangère le ministère décidera de s'orienter une fois l'étude des différentes candidatures terminée, et ce que sera le montant définitif...

À moins que le renouvellement du gouvernement, et plus particulièrement du ministre des Armées, retourne la situation en faveur de l'Igesa. C'est en tout cas ce qu'espèrent encore quelques-uns à la Marana.

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