Entre 1999 et 2002, Lionel Jospin, premier ministre, a dirigé le processus de Matignon, en concertation avec les élus de Corse. Retour sur 27 mois de négociations, qui ont abouti à un statut inférieur aux attentes des autonomistes et des indépendantistes.
Les 6 et 7 septembre 1999, Lionel Jospin est à Ajaccio.
Le Premier ministre va prendre la parole, pour la première fois, devant l'Assemblée de Corse. L'hémicycle est majoritairement à droite, mais les nationalistes de Corsica Nazione, qui ont signé une percée très remarquée, occupent 8 sièges, forts de 16,77 % des suffrages au second tour.
Solution politique
Lionel Jospin s'apprête à s'adresser aux élus insulaires dans un climat particulier.
Un an plus tôt, le 6 février 1998, le préfet Erignac est assassiné. Un assassinat qui suscite l'émoi sur le continent mais également dans l'île, où 40.000 personnes descendent dans la rue pour dénoncer l'assassinat. Très vite, une enquête est ouverte, de nombreuses personnes sont mises en cause en Corse, et les gardes à vue se multiplient, tous azimuts, jusqu'à l'arrestation de plusieurs membres du "commando Erignac" en juin 1999.
D'autre part, pour prendre la suite du préfet Erignac, Jean-Pierre Chevènement, le ministre de l'Intérieur de l'époque, nomme le préfet Bonnet, qui promet de rétablir l'"Etat de droit". Mais ne va faire qu'envenimer les choses. "L'homme qu'il faut là où il faut", selon les mots de Chevènement, ordonne dans la nuit du 19 au 20 avril 1999 l'incendie d'une paillotte située à Coti-Chiavari à des gendarmes, un incendie maquillé en règlement de comptes. L'affaire, qui va faire grand bruit, n'a rien pour apaiser la situation.
Lionel Jospin, devant les élus, déclare en préambule que l'assassinat du préfet Erignac "a soulevé l'émotion et l'indignation dans l'île, en même temps qu'il choquait profondément l'opinion continentale. Depuis, la Corse a connu des moments difficiles. J'entends bien n'en laisser aucun dans l'ombre. Il y a trop de non-dits entre les Corses et l'Etat. Il faut que nous nous parlions davantage et avec franchise".
Le Premier ministre va ensuite exposer, au fil de son discours, les grandes lignes de son projet pour la Corse, un projet qui ne semble pas hostile à des évolutions institutionnelles. "Aujourd'hui, à ma place, celle de chef du Gouvernement, je continue de reconnaître les spécificités de la Corse. Je suis convaincu qu'il faut en tenir le plus grand compte dans la définition et la mise en œuvre de la politique du Gouvernement pour l'île".
Au programme, défense de l'identité culturelle et linguistique corse, respect des particularismes, soutien de l'agriculture, tourisme, développement industriel, transports, fiscalité...
Le préalable de l'arrêt des violences, déjà
Mais Lionel Jospin mentionne un préalable à toute discussion sur une évolution institutionnelle : "le premier problème de la Corse n'est pas aujourd'hui celui de son statut, mais celui de la violence ; une modification statutaire ne résoudrait en rien la question de la violence en Corse ; toute modification statutaire serait en revanche ruinée par la violence. Rien, depuis trois mois, n'a été de nature à changer cette appréciation. Certains Corses persistent dans la violence. D'autres dans l'ambiguïté à l'égard du recours à la violence.
Je le redis donc aujourd'hui avec la même force : aucune discussion institutionnelle ne peut avoir lieu tant que la violence est utilisée comme une arme du débat. Il n'y a pas de discussion possible sur l'organisation des institutions de la démocratie lorsque les principes sur lesquels repose toute vie démocratique sont bafoués. Il faut un engagement clair de toutes les forces politiques en Corse d'accepter les règles de la démocratie".
Lionel Jospin reparti à Paris, les attentats, pour autant, continuent. Dès le 18 septembre, 12 jours après son discours, cinq attentats à l'explosif sont perpétrés contre des bâtiments publics. Et le 25 novembre de la même année, deux attentats spectaculaires sont commis, en plein jour, à Ajaccio, contre les bâtiments de l'URSAFF et de la DDE, faisant sept blessés.
Subordonner l'engagement de discussions à la fin de la violence aurait fait de ses auteurs les seuls maîtres à bord.
Lionel Jospin
Mais Lionel Jospin semble décidé à mener à bien son projet, et après mûre réflexion, il décide de maintenir les discussions. Sur le site internet du Premier ministre, quelques mois à peine après son discours à l'Assemblée de Corse, il estime que "subordonner l'engagement de discussions à la fin de la violence aurait fait de ses auteurs les seuls maîtres du jeu et les arbitres du calendrier". Il ajoute qu'"attendre la fin de la violence pour parler des problèmes de Corse aurait équivalu à ne pas discuter et donc à se résigner au statu quo".
Il faut dire que la question corse n'est pas nouvelle pour Lionel Jospin. en 1996, alors qu'il est Premier secrétaire du parti socialiste, il publie une tribune dans le Figaro, où il décrit, très précisément, ce qui est mis en place trois ans plus tard. Et tout au long du processus Matignon, il fera montre d'une volonté farouche d'imposer sa vision, contre une partie de son camp...
Deux tendances en Corse
Le 13 décembre 1999, une trentaine d'élus insulaires de tous bords sont invités à Matignon, pour un dialogue qu'il promet "sans aucun tabou". Il propose un processus par étape, la première étant une réflexion, en Corse, sur des propositions à partir desquelles les négociations pourraient se tenir.
Sans surprise, dans l'hémicycle, à Ajaccio, les avis divergent. Et deux tendances se dégagent, au-delà des étiquettes politiques :
- La première, la plus audacieuse, est soutenue par Jean-Guy Talamoni, les nationalistes, les socialistes et une partie des élus de droite, menés par José Rossi, président de l'assemblée. Ils réclament "une réforme constitutionnelle, un pouvoir législatif pour la Corse et la reconnaissance d'une communauté insulaire".
- La seconde, plus prudente, est soutenue par Emile Zuccarelli et les siens, ainsi que Jean Baggioni, président de l'exécutif, et l'autre partie de la droite. Elle prône un encadrement législatif de Paris, et se concentre sur les aspects économiques, tout en insistant sur le maintien de la Corse dans la République.
Le 10 mars se déroule ce que le quotidien suisse Le Temps appellera "une nuit des longs couteaux" insulaire. Après d'interminables tractations, des aller-retours entre les groupes, les hésitations en coulisse et les passes d'arme à la tribune, c'est la motion la plus prudente qui l'emporte, par 26 voix contre 22.
Les élus insulaires, lors de la réunion suivante à Matignon, montent avec les deux textes en main...
Des réunions hebdomadaires
Mais Lionel Jospin décide d'adopter une autre méthode. Tous les points épineux du dossier corse seront étudiés et débattus, pas à pas, afin que se dessine un consensus. Et pour cela, durant les mois de mai, juin et et juillet 2000, tous les lundis, les élus insulaires se retrouvent rue de Varenne, face aux représentants du gouvernement, parmi lesquels les ministres aux portefeuilles les plus importants. Au cours des premières semaines, les sujets les moins polémiques, tels que l'économie et les infrastructures sont abordées les questions les moins polémiques, celles de l'enseignement de la langue corse, les arrêtés Miot ou le statut fiscal. Pour finir par la question du statut institutionnel de la Corse, qui divise la classe politique nationale, et même le gouvernement.
Début juillet, un travail d'élaboration de l'accord débute, avec les représentants des différentes familles politiques insulaires, et les trois représentants du gouvernement qui ont mené les débats, Alain Christnacht, conseiller de Lionel Jospin, Jean-Paul Proust, directeur de cabinet de Jean-Pierre Chevènement, ministre de l'Intérieur, et Jean-Pierre Lacroix, préfet de Corse.
Le 20 juillet 2000, un texte commun est rendu public. Il prévoit d'importants transferts de compétences à la Collectivité Territoriale de Corse en matière d'aménagement de l'espace, de développement économique, d'éducation, de formation professionnelle, de sport, de tourisme, de protection de l'environnement, de transports, de gestion des infrastructures et des services de proximité...
Pour ce faire, l'Etat consentirait à laisser à l'Assemblée de Corse la possibilité d'adapter les textes réglementaires nationaux aux réalités de l'île, et la possibilité de déroger à certaines dispositions législatives, dans des conditions néanmoins définies par le Parlement.
Mais, et c'est une victoire d'importance pour les tenants de l'autonomie, cette disposition pourrait aller plus loin à partir de 2004, avec un élargissement qui supprimerait toute "validation ultérieure obligatoire de la part du législateur". En clair, la Corse disposerait alors d'un vrai pouvoir législatif.
Le 28 juillet, l'Assemblée de Corse adopte le texte à une très large majorité de 44 élus sur 51. Mais ce n'est qu'une nouvelle étape, et le chemin reste encore long. Il faudra passer l'obstacle du parlement, et celui, plus haut encore, du Conseil constitutionnel...
Seul contre tous
A Paris, c'est presque un combat solitaire que mène Lionel Jospin au sein du gouvernement, alors que les oppositions sont nombreuses.
La principale, c'est celle de Jean-Pierre Chevènement, son ministre de l'Intérieur. Dès le 13 décembre 1999, à la sortie de la première réunion à Matignon, l'élu qualifie cette date de "jour funeste". Et par la suite, il ne cessera de faire connaître ses réserves avec véhémence. A son Premier ministre, mais également dans la presse.
Le 19 juillet, à la veille de la parution du texte, il déclare dans le quotidien Le Monde : "Lionel Jospin est mon ami. Mais je suis un homme politique et j'ai mes convictions. Lionel Jospin les connaît. Il sait jusqu'où je ne peux pas aller".
Il faut dire que du côté de l'île, la situation n'a rien pour le rassurer. Et que l'apaisement que les soutiens de Jospin lui ont promis se fait attendre. Lors des journées internationales de Corte, les nationalistes, le 5 août, demandent l'amnistie pour les prisonniers politiques. Deux jours plus tard, Jean-Michel Rossi est assassiné. Le 12 août, une voiture piégée détruit la façade de l'Agence de développement économique de la Corse, avant que d'autres attentats, les jours suivant, ne visent d'autres bâtiments administratifs.
La violence, sur l'île, n'a pas cessé. malgré les demandes de Lionel Jospin .Le Premier ministre rejette toute idée d'amnistie, ce qui ne suffit pas à rassurer son ministre de l'Intérieur. Le 29 août 2000, Jean-Pierre Chevènement démissionne. Son successeur, Daniel Vaillant, souligne dès qu'il en a l'occasion qu'avec ce projet de loi, il ne sera pas pour autant "question d'un apprentissage obligatoire du Corse", alors que dans le même temps, sa collègue à la Justice, Elisabeth Guigou, refuse toute possibilité de "regroupement pour les nationalistes corses détenus sur le continent". Les relations semblent s'être détériorées à grande vitesse.
En octobre, Jean-Guy Talamoni parle d'un processus Matignon "en ruines".
Le "Non" des sages
Pour autant, le texte suit son cours, contre vents et marées. Reste désormais à être validé par le Parlement. Le 14 février 2001, un projet de loi voit le jour. Jacques Chirac s'était jusque-là montré remarquablement discret, laissant son Premier ministre "de cohabitation" gérer cet épineux dossier. Quand on l'interroge à ce sujet, il répond "que si le processus est légitime, il y a "des limites qui ne doivent pas, et ne peuvent pas être franchies, celle de l'unité de la République".
Un an plus tard, le 17 janvier 2002, le Conseil constitutionnel ne dit pas autre chose, en retoquant la disposition du projet la plus sensible, celle sur l'étendue des pouvoirs législatifs de l'Assemblée de Corse. Une décision que Jacques Chirac saluera d'un "La Corse reste pleinement ancrée dans la République .C'est ce que j'avais demandé à plusieurs reprises".
La loi votée le 22 janvier 2002, relative à la Corse, et le statut qu'elle donne à l'île, est au final bien en deçà des attentes de celles et ceux qui espéraient plus d'autonomie, même si des avancées, en terme culturel, infrastructurel (Plan exceptionnel d'investissement de 2 milliards d'euros), et d'aménagement du territoire, ont été obtenues.
Et la défaite de Lionel Jospin, à la présidentielle de mai 2002, ruine tout espoir d'un nouveau rebondissement en leur faveur dans ce processus de Matignon qui s'est étendu sur près de 27 mois...