Kyrn ou le Riacquistu de la presse corse...

Les années 70 marquent un changement fort, presque radical, dans la société corse. Des idées, des idéaux même, pourrait-on dire, émergent, et un titre de presse écrite va se faire l'écho de ces bouleversements. Kyrn va trouver une "nouvelle voi(e)x", et l'adhésion des lecteurs. Histoire d'une aventure, ce soir à 20h45 sur ViaStella dans une soirée spéciale, avec 2 documentaires, dans le cadre de la semaine de la presse à l'école.

Durant un peu plus de 20 ans, Kyrn, mensuel puis hebdomadaire, va témoigner et interroger la société corse dans sa diversité, dans ses contradictions et ses crises. Ce journal à l'esprit précurseur va connaître un succès public et accompagner les bouleversements sociaux et politiques insulaires, tout en gardant un esprit d'ouverture sur le monde, et en particulier sur l'espace méditerranéen...

La presse en Corse au début des années 70

Le Journal de la Corse, créé en 1817, plus ancien titre d'information générale en France, montre l'intérêt ancien de l'île pour la presse écrite. Mais, en 1973, la situation n'est pas des plus "réjouissantes". Au niveau de la télévision, l'ORTF vient de disparaître, laissant place à de nouveaux canaux de diffusion. 3 chaînes, TF1, Antenne 2 et FR3, offrent de nouvelles perspectives avec la diffusion de fictions, de films, de retransmissions sportives et une offre culturelle et éducative. Néanmoins, pour ce qui est de l'information et en particulier de la politique, ces médias sont la voix de l'État et ne bénéficient que d'une indépendance toute relative.
Au niveau régional, France 3 Corse n'en est qu'à ses "balbutiements", Ajaccio et Bastia ne constituent qu'un "bureau" de France 3 Provence-Alpes-Côte d'Azur. Les reportages réalisés en Corse sont diffusés dans le journal, alors réalisé à Marseille.
La radio, quant à elle, était dominée par les stations publiques de Radio France ainsi que par quelques grandes stations privées comme Europe 1 et RTL. Les premières offraient une programmation axée sur le service public, tandis que les radios privées étaient plus concentrées souvent sur le divertissement et la musique populaire. Très peu d'investigation, de débat, et surtout pas de "voix divergente".
La radiodiffusion en France était en effet réglementée de manière stricte, avec des quotas sur la diffusion de musique française (c'est d'ailleurs toujours le cas) mais aussi des contrôles appuyés sur le contenu des émissions.

Pour ce qui est de la presse écrite, des journaux comme "Le Provençal" et "Le Petit Bastiais" figuraient parmi les principales publications de l'époque. Le mouvement nationaliste émerge, et dans le même temps, une presse militante fait son apparition, avec des titres comme "A Cuncolta", "U Ribombu" et "Arriti" (fondé un peu avant, en 1966, par Max Simeoni), mais elles sont plutôt une "vitrine" de formations politiques, et leur diffusion est assez marginale.

Une nouvelle voix, contestataire, au regard avisé et critique, tout en étant un peu plus "pluraliste", devait se faire entendre...

Kyrn, ou l'émergence d'une nouvelle presse régionale

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Kyrn, une nouvelle voix pour la presse corse... ©France 3 Corse ViaStella / Mareterraniu

La naissance du journal est intimement associée à la vision novatrice et à la volonté d'un homme, Aimé Pietri. Kyrn a de (très !) petits moyens, mais un désir fort d'indépendance, essayant d'insuffler au plus grand nombre des idées et des opinions nouvelles, différentes de la "pensée unique" qui prédominait alors. Cette façon de voir et de dire "vraiment les choses" va provoquer un électrochoc, et d'abord froisser "le clan" alors tout-puissant sur l'île, mais également provoquer une "inquiétude" sur le Continent...


Désertification de l'intérieur, développement du littoral et du tout-tourisme, critique de l'inertie des élus, des thématiques qui n'étaient à l'époque pas ou peu abordées, sont désormais récurrentes.
L'environnement et la défense du patrimoine naturel de l'île sont également des sujets primordiaux pour le magazine. L'affaire des boues rouges, déversées par la Montedison au large du Cap Corse, en est l'exemple parfait. Le Riacquistu, manifestation d'un profond changement qui va largement dépasser le stade culturel, va entraîner la Corse dans une ère nouvelle, et Kyrn "l'accompagne" éditorialement.

Le mensuel relate la naissance du mouvement nationaliste corse, matérialisée par les événements d'Aleria en août 75 et la terrible "nuit bastiaise" qui suivit, puis la naissance du FLNC, avec un ton novateur, indéniablement plutôt proche de ce nationalisme, tout en gardant une certaine distance.

Le 7 de la Rue Campinchi, siège du journal, devient un véritable contre-pouvoir face aux élus locaux et nationaux. Néanmoins, la politique n'est pas le seul centre d'intérêt du journal. La culture y tient et y tiendra toujours une place prépondérante, comme le raconte Patrizia Poli dans le documentaire, en se remémorant la "Une" titrée "La consécration", lors des victoires de la musique, bien plus tard, en 1992. Le journal s'ouvre également sur le monde, avec un regard sur les cultures et les sociétés, principalement celles de nos voisins du Mare Nostrum.

Cette liberté de ton entraînera toutefois des inimitiés... Kyrn est décrit comme "la voix du FLN" par le gouvernement d'un côté, et provoque, de l'autre, un véritable tollé chez les élus locaux, mais également chez certains nationalistes. Cette défiance se matérialisera par un premier attentat, en 1979.

Cela ne bridera pas les idées et la motivation d'Aimé Pietri, qui, après 10 ans à la tête du mensuel, se lance, depuis l'Italie pour contourner la stricte réglementation française, dans la radio, avec la création de RCI. Cette initiative le détourne un peu, certainement malgré lui, de "son journal" qui plonge dans une période plus trouble, plus difficile... À la fin des années 80, sa survie tient essentiellement à la volonté d'un nouveau directeur, Dominique Alfonsi.

Il fait rapidement le pari très audacieux de le transformer en hebdomadaire. Il s’agit pour lui d’accompagner au plus près les évolutions de l’île, alors en pleine mutation dans tous les domaines. Le centre névralgique du journal passe de Bastia à Ajaccio. Des bureaux sont ouverts à Marseille et à Paris. Un comité éditorial et une rédaction ambitieuse se mettent en place, avec notamment Charles Frigara, François Diani, François Peretti et des intervenants issus de la société civile et du monde culturel comme Tony Casalonga, Ghjacumu Fusina ou encore Gabriel-Xavier Culioli qui prêtent leur concours à la publication. Cette période est également marquée par une féminisation de la rédaction, une première à l’époque, avec des plumes comme Mylène Serra, Elisabeth Milleliri, Jackie Poggioli, Florence Antomarchi ou encore Carole Zalberg.

L’hebdomadaire Kyrn continue, avec une équipe de plus de 30 collaborateurs - ce qui est énorme pour la Corse à l’époque - d’œuvrer pour la liberté d’expression et d’accompagner de manière interactive l’actualité insulaire, notamment la genèse, la préparation et la mise en place du statut Joxe de 1988 à 1991. Ce statut qui verra la création des nouvelles institutions de l’île, 10 ans après le premier statut particulier de 1982. Le magazine enchaîne les dossiers thématiques, sur des sujets difficiles : grand banditisme, nouveau statut de l’île, écologie, conflits sociaux, racisme, problématique des transports ou de la langue corse. Précurseur, Kyrn ne s’interdit rien. Et dérange souvent. À tel point que les locaux du journal sont en partie dévastés par un mystérieux plasticage, en juillet 1991.
"Qui a peur de Kyrn", comme le titre le magazine ?
Dominique Alfonsi ne renonce pas, et envisage même de développer d’autres projets éditoriaux. Les difficultés de trésorerie en décideront autrement…
L’arrêt du titre en 1993, victime de son modèle économique très lourd, à une époque où les contraintes techniques étaient énormes et coûteuses, sonne le glas d’une aventure journalistique et humaine profondément originale...

Kyrn, un hebdo aux "Unes" choc qui ont interpellé les Corses...

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Les Unes de Kyrn, l'Hebdo... ©France 3 Corse ViaStella / Mareterraniu

La série-documentaire, "La Corse dans l'œil  de Kyrn", ce soir à 20h45 sur votre chaîne régionale

Sandra Alfonsi, fille de Dominique, disparu en 2007, a eu l'idée de nous raconter cette belle aventure à travers 2 documentaires de 52 minutes, co-écrits avec le journaliste Sampiero Sanguinetti et réalisés par Jean Froment.

3 questions à Sandra Alfonsi :

Vous avez dû vous-même vivre, à travers l'implication de votre père, une partie de cette aventure, mais qu'est-ce qui vous a décidée à la raconter 30 ans plus tard, en images et non à travers l'écriture, qui est plus votre domaine ? 

Dans un premier temps, il m’a semblé important de rendre hommage par l’image aux 2 hommes qui ont « porté » Kyrn et qui ne sont plus là pour en parler : mon père Dominique Alfonsi et bien sûr Aimé Pietri. On les voit dans ces films, on entend leur voix, c’est très émouvant. Et puis le format télévisé est accessible à un large public, permet de proposer une approche vivante, avec des témoignages « live », des archives…C’est à la fois différent et complémentaire de ce que peut offrir un livre par exemple, qui offre d’autres pistes d’approfondissement ou d’analyse. À ce sujet d’ailleurs rassurez-vous, des projets éditoriaux sont aussi en perspective ! 

À la fin du deuxième film, on assiste à l'arrêt de la parution, et des problèmes financiers sont assez brièvement évoqués, malgré un apparent succès public. Étaient-ce pour vous la seule raison de la fin du magazine ?

Indubitablement, si les problèmes économiques, dus à une logistique très lourde, n’avaient pas été aussi pesants et surtout insolubles, mon père n’aurait jamais arrêté la publication de Kyrn. Concomitamment, le contexte de l’époque voyait aussi la montée en puissance, sur l’île comme ailleurs, de nouveaux médias, audiovisuels notamment, qui remettaient en question la prééminence de la presse écrite, reine de l’information jusqu’alors...

Que pensez-vous de l'évolution de la presse régionale depuis cette période, et pensez-vous que Kyrn y a joué un rôle ?

L’évolution de la presse et des médias en Corse a suivi peu ou prou les évolutions que l’on a pu constater sur le Continent, avec plus récemment l’irruption du numérique qui a bousculé les codes et les productions de contenus.  En tout cas une chose est certaine, Kyrn reste, 30 ans après sa disparition, une référence absolue en matière d’indépendance éditoriale, de liberté d’expression et de qualité rédactionnelle. Un modèle précurseur en quelque sorte. Et, à travers ses 397 numéros, un témoignage unique sur l’histoire contemporaine de la Corse...

"La Corse dans l'œil de Kyrn", une coproduction France 3 Corse ViaStella / Mareterraniu, 2 documentaires à découvrir ce jeudi 21 mars à 20h45 sur France 3 Corse ViaStella, et dès le lendemain en replay sur notre plateforme France.TV .

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