En janvier 1974, la loi Deixonne autorisant l’enseignement des langues régionales intégrait le corse qu’elle n’avait pas pris en compte lors de sa promulgation en 1951. Professeur de lettres classiques à l'époque, le sociolinguiste Ghjacumu Thiers revient sur cet événement à travers son parcours.

Il y a 48 ans, le 16 janvier 1974, un décret permettait au corse d’intégrer la loi Deixonne… 23 ans après sa promulgation. En Effet, lorsque celle-ci est votée le 11 janvier 1951, seules quatre langues sont alors autorisées à être enseignées dans le système éducatif public français : le breton, le basque, l’occitan et le catalan disposent alors d’une heure – facultative - d’apprentissage par semaine.

Sous prétexte qu’il serait un "dialecte allogène proche de l’italien",  le corse est alors exclu de la loi de 1951. Idem pour l’alsacien, considéré, lui, comme "un dialecte allemand".

Dans l’île, la mobilisation s’organise progressivement pour la reconnaissance de la langue dans le dispositif législatif. Dès le milieu des années 1950, des revues en langue corse comme U Muntese prennent position. Des politiques aussi. En 1965, le député radical de Bastia, Jean Zuccarelli, dépose une proposition de loi demandant "l'extension des dispositions de la loi Deixonne au département de la Corse".

En 1968, Bastien Leccia, député socialiste des Bouches du Rhône, en fait de même avec un amendement. Si ces initiatives n'ont pas un effet immédiat, elles témoignent cependant d'une revendication progressive en faveur de la reconnaissance officielle de la langue. En 1971, l’association Scola corsa voit le jour. Elle lance une grande campagne d'affichage ainsi qu'une pétition qui reçoit près de 12.000 signatures dans l'île.

Enseignants, militants et associations feront en sorte de ne pas abandonner le combat jusqu’à ce fameux décret du 16 janvier 1974 stipulant l'élargissement de la loi Deixonne à la Corse.

Le 19 janvier, au lendemain de sa publication au Journal officiel, les habitants de l'île apprennent la nouvelle dans la presse. Alors professeur de lettres classiques à Bastia, Ghjacumu Thiers a été acteur et observateur de tout cet élan revendicatif. L’universitaire et écrivain corsophone revient sur cet événement qui a permis au corse de pousser la porte des écoles. Là même où la moindre de ses paroles était jusqu'ici souvent réprimandée…

 

  • Le 19 janvier 1974, l’île apprend que le corse est intégré à la loi Deixonne datant de janvier 1951. La langue peut donc être enseignée à l’école. C’est alors une première reconnaissance. Néanmoins, tout restait à construire… 

Ghjacumu Thiers : C’est tout à fait ça. Très rapidement, la loi Deixonne nous a paru être quelque chose de menu mais qu’il fallait quand même investir. Au départ, le temps d’enseignement hebdomadaire était minime (1 heure, facultative, ndlr). Cette loi était une concession au militantisme pour apaiser les choses. C’est une pratique habituelle ; je crois d’ailleurs qu’on en est encore pas loin aujourd’hui…

  • À cette époque, vous avez 29 ans et vous enseignez les lettres classiques à Bastia. Quel souvenir gardez-vous de ce mois de janvier 1974 ?

G.T. : Cette date est un élément déclencheur. Quand on a appris que le Corse ferait partie de la loi Deixonne, on a été plusieurs à s’engager davantage pour la langue. J’ai notamment suivi Fernand Ettori (Professeur et spécialiste de la langue corse décédé en 2001). Il avait été mon professeur et m’avait fait entrevoir quelque chose. C’était mon mentor et il s’est beaucoup battu lui aussi pour obtenir l’extension du corse dans cette loi. Un peu avant le décret de 1974, j’ai également intégré une commission sur la langue corse par l’intermédiaire d’un inspecteur pédagogique. J’étais innocent à l’époque. J’ai compris bien plus tard qu’il me demandait d’aller en quelque sorte faire le contrepoids du militantisme. Néanmoins, dans cette commission, j’ai rencontré des gens extraordinaires comme Francis Beretti (professeur agrégé d'anglais) et d'autres...

On militait vraiment dans l’enseignement mais aussi en dehors, notamment à travers Scola corsa.

  • Après la première loi de janvier 1951, où le corse avait été "recalé", la mobilisation s’est progressivement organisée dans l’île. L’association Scola corsa, dont vous faisiez partie, a également joué un rôle prépondérant… 

G.T. : Oui. À l’époque, on militait vraiment dans l’enseignement mais aussi en dehors, notamment à travers Scola corsa. Il y avait Carlu Castellani à Bastia, Jean-Baptiste Stromboni à Corte et d’autres… Je parlais le corse mais je ne savais pas l’écrire. J'ai alors demandé à Jean Chiorboli qu'il m’apprenne. Aussitôt fait, je me suis occupé des débutants à la Scola corsa de Bastia. Pour nous tous, ce militantisme-là a été immédiat. On a suivi tous les événements. C'était aussi l'époque où a été créée l’Université de Corse. Lorsqu'on a vu comment elle avait été mise en place politiquement par Pascal Arrighi, on s'est engagé avec Fernand Ettori dans une contestation permanente. Nous avons été contestataires sur beaucoup de choses. Néanmoins, on a perçu au fil des années une adhésion progressive. Grâce à l’action de cette semi-officialité de la langue, les gens sont en partie sortis de la diglossie.

  • À partir des années 1970, vous avez participé au projet de déclaration universelle des droits linguistiques. Quel a été son impact en Corse ?

1974 coïncide aussi avec ma rencontre avec Aureli Argemì, le secrétaire général du Ciemen (centre international Escarré des minorités ethniques et nationales) qui travaillait sur les langues minorées. J'ai alors pris contact avec lui à ce moment-là. Plus tard, avec une soixantaine de personnes, nous avons commencé à élaborer la déclaration universelle des droits linguistiques. Elle a été validée en 1996 par l’Unesco. Cette déclaration nous a surtout permis de rentrer en relation avec les représentants du monde entier. Là, nous avons pu comparer les situations. Nous avons vu comment des pays qui ont une constitution particulièrement favorable au bilinguisme ou au plurilinguisme ne peuvent pas exercer concrètement la chose parce que leur population ne parle pas vraiment la langue minorée. C'était notamment le cas en Catalogne où je me suis souvent rendu à l'époque où la co-officialité se mettait en place. D'ailleurs, là-bas, l'opposition entre l'espagnol et le catalan a généré une "fièvre diglossique". 

Aujourd’hui, dans les écoles, on voit dans la manière d'enseigner le corse des choses véritablement mirifiques.

  • En 1982, soit huit ans après l'intégration du corse à loi Deixonne,  la "circulaire Savary" redessine l’enseignement des langues régionales dans l’Education nationale. Le Capes de breton sera créé en 1985. En Corse, la première session du concours ne sera organisé qu’en 1990. Pourquoi ? 

G.T. : Ça a été long car il a fallu obtenir du peuple corse le mouvement revendicatif de cette idée-là. Le CAPES de langue corse a donc éte obtenu à travers le militantisme. J'ai d'ailleurs fait partie du premier jury en 1990. L'épreuve avait été boycottée par les étudiants qui voulaient en faire un CAPES monovalent. Pour comprendre aussi pourquoi sa création a pris du temps, il faut rappeler - comme je l'ai dit précédemment - que beaucoup de personnes étaient sur une vision diglossique. Le corse n’était pas une langue destinée à l’officialité. Cet esprit diglossique était normal autrefois et permettait le partage entre la langue et le dialecte. Je pense d’ailleurs que si on n’avance pas aujourd'hui sur le statut de la co-officialité, c’est aussi parce que cette diglossie n’a pas complètement disparu.

  • Aujourd'hui, l'île dispose de plusieurs sites bilingues dans le primaire et également de deux écoles immersives ouvertes par l'Associu Scola corsa en septembre dernier. Le signe que les mentalités ont évolué en cinquante ans ?

G.T. : Bien sûr. Je vois d'ailleurs avec un très grand plaisir l’engagement de la Corse dans cette idée de l’apprentissage immersif. Pour moi, l’immersion, c’est très bien, à condition de ne pas s’enfermer sur une variété dialectale. Mon militantisme m'a amené à être pour le plurilinguisme. Je pense qu’il faut pratiquer un enseignement polynomique qui accepte les différentes variantes. Il faut parler la variété de la langue, l’enseigner et l’apprendre sans rechercher à établir des barrières. 

  • Près de cinq décennies après cette loi, avec le recul, que retenez-vous en particulier ?

G.T. : Je retiens avant tout, non pas la permission, mais une certaine permissivité de l’accès du corse. Hier, c’était un dialecte interdit, aujourd’hui, on peut s’exprimer partout en corse, sans créer d’opposition comme cela se faisait autrefois. Il y a encore des personnes qui sont un peu courroucées de l’entendre mais qui le cachent. De plus, beaucoup de gens apprennent le corse aujourd’hui. Autrefois, il y en avait très peu. Ce sont surtout des personnes qui viennent de l’extérieur. Il y a donc une situation nouvelle. La diglossie n’a pas totalement disparu mais elle s'est estompée. L’officialité de l’enseignement, quelle que soit l’exiguïté de l’ouverture, a permis la mise en place d’un enseignement du corse. Et aujourd’hui, dans les écoles, on voit dans la manière de l’enseigner des choses véritablement mirifiques. Il y a des enseignants très inventifs et très créatifs. C’est aussi le cas dans le monde associatif. 

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