Terre de croyances, la Corse regorge de légendes et traditions, notamment magico-religieuses. Linda Piazza, directrice de la bibliothèque patrimoniale de Bastia, fait le tour de ces histoires et pratiques qui composent le patrimoine culturel insulaire.
Comment distinguez-vous ce qui tient de la légende et ce qui correspond au patrimoine culturel et traditionnel de la Corse ?
Linda Piazza : Pour moi, dans le domaine des traditions magico-religieuses, il n'y a pas de légende. Ce sont des traditions qui sont propres à notre culture, à notre patrimoine. Il y a des histoires autour de cela qu'on a pu raconter, mais ce ne sont pas des légendes.
Parmi ces pratiques magico-religieuses, on retient notamment l'Ochju, la plus connue...
Linda Piazza : C'est celle qui s'adresse au plus large public, que l'on effectue et qu'on transmet en Corse depuis la nuit des temps, généralement en famille. Ce que l'on connaît moins, ou moins bien, c'est comment on doit l'apprendre.
Normalement, une signadora qui apprend la prière de l'Ochju doit l'apprendre d'une manière intime. C'est-à-dire qu'elle doit se faire connaître au dernier moment, le soir de Noël, après le septième son de cloches de la messe de minuit. Le chiffre sept est très important, parce qu'il est magique.
Mais surtout, la signadora et la personne qui reçoit la prière doivent être à jeun, du matin jusqu'à la réception de la prière. La prière ne doit surtout pas être écrite, mais uniquement orale et en corse. On y fait toujours appel à au moins trois noms de Saints.
Cette prière, elle n'est pas unique : dans chaque région, chaque signadora ou presque a la sienne. Son objectif est bien sûr d'enlever le mal. Mais surtout pas de le causer, parce qu'il peut y avoir également la volonté d'envoyer un mauvais sort, il ne faut pas l'oublier.
Enfin, il y a la question de comment on met cette prière en pratique : on la réalise dans une assiette creuse et blanche, sur laquelle il ne faut pas qu'il y ait de motifs, et avec de l'huile, de l'eau, et bien sûr le signe de croix et la prière. On peut aussi le faire "à sec", en intervenant directement sur la personne, et si elle n'est pas présente, avec un vêtement qu'elle a porté ou par le biais d'une photo.
Quelles sont les autres prières que peuvent connaître et transmettre les signadore ?
Linda Piazza : Je pense par exemple à la prière de l'insolation, à celle des brûlures. Elles s'apprennent au soltice d'été, c'est-à-dire le 21 juin, à la Saint Jean. J'ai assisté à quelqu'un dont le mollet avait été brûlé par le pot d'échappement d'une moto, et une signadora qui connaissait la prière des brûlures était présente. La personne blessée n'a pas eu de rétractation de peau et le membre a pu être sauvé.
Et on va plus loin dans la démarche par rapport aux soins, parce que les signadore sont là pour accompagner, voire sauver, selon les prières apprises. Il y a par exemple, pour n'en citer que deux, le point de sciatique, qui permet de soigner ce mal, et qui est désormais reconnu en médecine.
Et pour les femmes qui vont accoucher et pour qui ça ne se passe pas très bien, avec l'accord du corps médical, il y a ce qu'on appelle les nœuds de Sainte-Anne, qui se réalisent en neuf nœuds, avec des cordes en chanvre ou en lin. C'est impressionnant à voir : la femme enceinte se met dessus, et petit à petit la corde se défait toute seule et le travail avance. Une fois l'accouchement terminé, il faut brûler la corde.
Il y a les signadore qui restent aujourd'hui bien ancrées dans la mémoire et les traditions, les mazzeri aussi... Quelles croyances sont plus tombées dans l'oubli ?
Linda Piazza : On peut citer les sfumatori par exemple. En Corse, quand on rencontre un enfant, généralement on lui fait les cornes. Autrefois, on lui crachait dessus, pour lui dire "Que Dieu te bénisse et qu'on te protège". Dans le mot salive, il y a sauve, et c'est donc une attitude de protection. Mais on ne faisait pas que ça : on enfumait aussi les enfants, presque comme on le ferait pour les jambons !
On allumait un feu - un brasier évidemment -, avec des herbes sacrées, comme le romarin, le thym, l'arbousier, le buis, le laurier, et quand il y avait une fumée assez importante, on prenait l'enfant et on le faisait passer au-dessus de la fumée. Les personnes qui faisaient cela s'appelaient les sfumatori, et visaient à assurer le bon avenir de l'enfant, qui était ainsi protégé pour le reste sa vie.
Ces traditions et ces croyances n'ont pas et ne sont pas toujours bien vues par le clergé...
Linda Piazza : Il faut dire qu'elles contiennent une grande part de mystère. Nous sommes à un moment donné dans un registre qui est presque celui de la sorcellerie. Sorcellerie, c'est un mot dur, alors on parlera aussi et avant tout de magie blanche. Mais quand on emploie des fumées pour enfumer un enfant, même si c'est pour le protéger, quand on fait des prières pour atténuer ou faire disparaître une brûlure... Cela peut y faire penser.
Bien sûr, tout est une question de croyances. Moi, j'ai vu de mes propres yeux une prière faire disparaître une insolation pour un petit qui devait être amené à l'hôpital et pour lequel l'ambulance n'arrivait pas. Une signadora qui connaissait la prière lui a fait. Elle a pris un verre et mis de l'eau dedans, et l'eau a commencé à bouillir comme si on l'avait mise sur le feu.
Je peux comprendre que le clergé, quand on a recours à ce genre de pratiques, les condamne un peu, parce que nous sommes face à une frontière très tenue avec ce qu'on considère comme de la sorcellerie.
Mais en même temps, ces gens qui font les prières sont aussi des gens très chrétiens qui vont à l'Eglise. Dans les prières, on l'a déjà dit, il y a les noms d'au moins trois Saints. Nous avons des périodes de notre histoire où ces pratiques étaient moins tolérées qu'à d'autres. Mais en Corse, et c'est intéressant de le noter, il n'y a jamais eu de procès pour sorcellerie. On voit tout de même que les choses évoluent désormais. Le cardinal François Bustillo est très ouvert d'esprit, tolérant et compréhensif sur nos pratiques.