Ils ont sillonné la planète bleue pour rapporter des images exceptionnelles et donner un coup de projecteur sur ceux que l’on appelle « les gens de mer ». Aujourd’hui les équipes qui ont consacré leur vie professionnelle à Thalassa rendent hommage à Georges Pernoud, leur capitaine.
Un rire. Un gros rire sonore. Il résonne aujourd’hui encore chez tous ceux qui l’ont côtoyé sur le terrain, en conférence de rédaction ou au détour d’un ponton. Georges Pernoud n’avait pas son pareil pour mettre à l’aise tout ceux qu’ils rencontrait. « Je suis extrêmement touché » confie Philippe Vilamitjana, rédacteur en chef de l’émission pendant près de 20 ans : « J’ai l’impression de perdre quelqu’un de ma famille ». Le mot est lâché. Dans le monde impitoyable de la télévision, Georges Pernoud a réussi ce tour de force : fonder une famille. Avec ses hauts, ses bas et ses coups de gueule. Une vraie famille, quoi.
Chaque lundi matin, cette famille se réunissait à Paris sur la péniche amarrée près du pont Alexandre III. Dans la « cale de rédaction » s’étalait la carte du monde.
Isabelle Moeglin s’enthousiasmait pour la mer d’Aral devenue désert de sable, Lise Blanchet souhaitait partir à Venise, Loic Etevenard amusait la galerie d’une anecdote recueillie sur un ponton d’Afrique du sud. De sa belle voix grave, Yves Pellissier évoquait un phare du bout du monde et Sophie Bontemps voulait partir sur les traces du coelacanthe, un poisson fossile repéré pas loin des Comores.
Pour lui la règle était simple se souvient Bernard Dussol, grand reporter :
Raconter une histoire dont les hommes et les femmes sont toujours le fil rouge. C’est la ligne éditoriale de Thalassa : laisser parler l’image, privilégier l’aventure humaine plutôt que le spectaculaire et les paillettes, rechercher l’émotion et l’engagement au-delà des discours convenus et de la langue de bois. Pernoud a été l’inventeur de cette recette magique qui a fait le succès de l’émission : elle remettait l’humain au cœur des préoccupations de nos téléspectateurs qui pouvaient ainsi s’identifier aux personnages que nous avions filmés.
C’était l’âge d’or de la télévision car les équipes en tournage avaient ce qui peut apparaître aujourd’hui comme un luxe : du temps.
Il nous a donné la chance inouïe de faire de vraies rencontres, d’aborder nos personnages avec sincérité, simplicité et justesse.
confie Sophie Bontemps qui a travaillé pendant près de 30 ans à ses côtés. « Ce n’était pas de simples interviews, bonjour, au revoir et on se casse ! » renchérit René Heuzey, l’un des plus célèbres caméramen sous-marins de France.
Le secret de la réussite tenait surtout à la confiance que Georges accordait à ses équipes, qu’elles partent en Bretagne ou vers des horizons lointains. « Du coup nous nous devions de lui donner le meilleur de nous-mêmes » sourit Sophie Bontemps.
Isabelle Moeglin, une autre grande signature de l’émission, se souvient : « En 1990, je tombe sur un mensuel russe qui évoque la disparition d’une mer intérieure d’Asie centrale: la mer d’Aral.
Je prépare le dossier, le soumets à Georges... »
- « On a jamais entendu parler de cette histoire, ça à l’air compliqué, ça va coûter cher et c’est à l’autre bout du monde… pas sûr que ça intéresse notre public. »
Un temps d’arrêt.
- « Vous, croyez, vous, à cette histoire ? »
- « On ne peut pas louper une mer qui disparaît, c’est une catastrophe écologique sans précédent.»
- « Bon je ne suis pas convaincu mais… vous pouvez partir. »
Cette confiance m’a donné des ailes !
Et Isabelle de décrocher un Sept d’Or pour ce reportage exceptionnel.
« C’est tellement rare cette attitude aujourd’hui... » soupire Laurent Desvaux, l’un des premiers cameramen à rejoindre l’émission.
Et sans des heures de palabres, voilà les équipes de Georges parties vers des destinations improbables pour des rencontres incroyables. « Qui pouvait se rendre à Mururoa pour constater les dégâts causés par les essais nucléaires ? Qui pouvait embarquer sur un sous-marin nucléaire ou un brise-glace russe ? questionne René Heuzey.
Les sujets de fond, les clandestins, la Hague, les algues vertes côtoient dans la même émission le surf à Hawaï ou les vahinés de Polynésie... Philippe Vilamitjana, lui, n’y va pas par 4 chemins : « Ce sont les meilleurs moments de ma vie professionnelle ».
« Je me souviens de lui, ébahi par la Sibérie, les glaces de Dudinka, il faisait-30 et on riait, ça nous réchauffait ! » plaisante Sophie.
Loic Etevenard, le voileux de la bande, fidèle au poste pendant plus de 30 ans déclare solennellement :
Georges, c’est la rencontre qui a changé ma vie.
Une vie qui pouvait basculer en quelques minutes : Ramon Gutierrez, un des premiers grands reporters de Thalassa se souvient encore du coup de fil de Georges quand il lui a proposé de faire pendant 2 ans un tour du monde en porte-conteneurs pour montrer le visage maritime de la mondialisation : « Notre monde était vaste, dès lors qu’il était bleu ! » s’exclame-t-il.
Si Georges était précurseur en matière de sensibilisation à l'environnement, il l’était aussi … avec les femmes. Sa rédaction était majoritairement féminine.
Il y a 40 ans c’était loin d’être une évidence ! Lise Blanchet figure emblématique de l’émission, prix Albert Londres devenue rédactrice en chef adjointe se souvient : « J’étais jeune journaliste intimidée et tentais de lui expliquer que mon plus grand souhait était de travailler pour son émission. Je ne connaissais rien au milieu maritime et j’avais l’impression de ramer à contre-courant devant cet homme connaisseur et taiseux. Tout d’un coup, il m’interrompt et en quelques phrases il déconstruit tout mon discours avec ses mots plein de bon sens et d’intuition :
Aucune importance si tu ne connais rien au monde maritime. Je ne veux pas des spécialistes, je veux des raconteurs d’histoires. Tu es une femme, il n’y a aucune femme dans la rédaction et ton regard sur ce monde marin exclusivement masculin (à l’époque) m’intéresse. Tiens fais donc ce sujet sur les femmes de marins. Personne ne veut le faire.
Depuis il y a eu plein de « belettes” à la rédaction comme il les appelait et les vouvoyait affectueusement.
Quand elles rentraient de tournage, les équipes croisaient souvent le patron au bastingage de la péniche Thalassa. Il demandait avec un petit sourire en coin : “Alors c’était bien les vacances ?” Mais il savait mieux que quiconque que personne ne rentrait indemne d’un tournage. Chacun s’impliquait avec sa sensibilité, son expérience, ses doutes parfois.
Parce qu’il avait été l’un des leurs, Georges Pernoud avait une affection particulière pour les cameramen et faisait la part belle à l’image. Denis Bassompierre, un ténor de l’image, se souvient de ses débuts : « quand j’avais l’oeil dans le viseur de la caméra, je pensais tout le temps à lui et sa voix me disait tu peux faire mieux. Toujours mieux. J’étais très impressionné. C’était Mr Pernoud. » « On a appris, grandi, vieilli avec lui : c’était le patron mais avec tout ce qu’on aime chez un patron. Je lui dois tout, confie Nicolas Vrignon l’un des plus jeunes caméramen à intégrer l’émission.
Quant à Laurent Desvaux, à peine 24 ans quand il filme la première fois pour Thalassa, il s’émerveille encore :
J’entrais dans la télé que je regardais…Thalassa c’était le Graal ! Aujourd’hui, c’est comme si je perdais un bout de mon histoire.
Et puis tous ces professionnels de l’image n’oublient pas : sur les tournages, au lieu d’aller, tel une diva se calfeutrer dans son hôtel, Georges aidait toujours à ranger les câbles, porter une caisse ou un pied de caméra pour faire une dernière image…Pour lui, il n'y avait pas de hiérarchie entre les journalistes, les réalisateurs les cameramen, les preneurs de son ou les monteurs, il y avait juste une équipe.
« Il annonçait les naissances de nos enfants à l’antenne, fêtait nos anniversaires…se souvient, émue Stéphanie Brabant, l’une des plus belles plumes de la rédaction. Et quand la lumière s’éteignait après les directs, tel un patriarche, il conviait tout le monde à sa table pour boire un coup et manger des huîtres.
Georges Pernoud avait en réalité un flair incroyable pour s’entourer des meilleurs et derrière le présentateur chaleureux se cachait un redoutable et très exigeant patron de presse. « Un Citizen Kane à la française » glisse malicieusement Patrick Boileau, l’un des plus grands noms de Thalassa à la caméra .
« Ce n’était pas que le bon papa cool, les poissons, les bidules…. Il m’interpellait quand je passais devant son bureau :
- « Boileau tu pars au Japon ? »
- « Oui patron. »
- « Tu sais combien ça me coûte ? Alors là-bas tu fais tout ce que tu veux mais tu fais « du Boileau » sinon t’es viré. »
- « Oui patron. »
La malchance est une faute professionnelle, répétait-il souvent à ses équipes. Et l’émission cartonnait. À tel point qu’en 1987, TF1 offre un pont d’or pour l’accueillir avec son équipe. Philippe Vilamitjana se souvient de cet épisode : « Francis Bouygues lui avait alors donné un conseil d’ami : surtout ne bougez pas ! Là ou vous êtes, vous y êtes libre. » Homme libre, toujours tu chériras la mer, Pernoud n’a pas succombé aux sirènes de la concurrence. « Son moteur c’était la passion pas le pognon. »
Il n’a jamais accepté un quelconque sponsoring » déclare René Heuzey. L’indépendance de ses équipes, il la défendait bec et ongles. Je me rappelle, dit Vincent Perazio, réalisateur, quand il quittait le bateau et qu’il disait je monte au « château » - le siège de France télévisions - pour défendre Thalassa. Toujours, inlassablement. Comme un bon paysan qui défend son champs.
Mais celle qui avait toujours le dernier mot c’était sa femme qu’il ne manquait jamais d’appeler après chaque émission :
Allo ? Monique ? Alors, tu as aimé ?
Georges Pernoud ne pouvait aller nulle part sans qu’on le reconnaisse. « Il n’était jamais las ou exaspéré. Il avait cette capacité rare et étonnante dans le monde de la télé à vraiment s’intéresser aux gens » raconte le réalisateur Daniel Grandclément .
Les téléspectateurs ne s’y sont pas trompés. Chaque vendredi, Pernoud s'invite dans des millions de foyers pour emmener son public, « le prendre par la main pour aller rencontrer une espèce à part : ceux qui vivent sur la mer » déclare Herlé Jouon, un autre réalisateur.
Le sésame Thalassa ouvrait bien des portes de ce monde pas toujours facile des pêcheurs et autres navigateurs solitaires.
Philippe Vilamitjana évoque un dernier souvenir : « Il disait qu’il fallait toujours aller voir de l’autre côté de l’horizon. Il continue sa traversée à sa manière…Finalement, c’était un type comme les autres avec une histoire extraordinaire ». Je me souviens d’un soir, confie Loic Etevenard où l’on buvait un coup avec Olivier de Kersauson. Le célèbre navigateur se penche et lui dit :
Finalement, Georges, t’es un mec comme tout le monde, mais sur la durée, t’as fait une oeuvre !
... Et les deux compères de partir sur un grand éclat de rire !
C’est vrai, Georges, on s’est tous bien marrés. Encore Merci Monsieur Pernoud, et… Bon vent.