Claire Mestre, psychiatre et anthropologue, a créé à Bordeaux une consultation spécialisée dans l'accueil des migrants, cette exigence représente une des clés du travail qu'elle mène depuis vingt ans pour soulager les traumatismes de l'exil.
Depuis 1994, Claire Mestre a ouvert une consultation à l'hôpital Saint-André de Bordeaux pour une prise en charge ethno-psychanalytique de patients migrants dont 80 % ne parlent pas français.
Sur les murs de sa salle de consultation, une large planisphère, une carte détaillée des conflits au Caucase, des photos d'Afrique.
Dans cette pièce colorée, des hommes, des femmes et de plus en plus d'adolescents isolés viennent déposer un peu du fardeau qui est le leur: de lourds traumatismes psychiques ou des dépressions graves, liés à des parcours migratoires empreints de souffrances physiques, d'errance, d'abus sexuels, d'isolement affectif, de répression politique et parfois même de torture.
En face d'eux, Claire Mestre, 51 ans. Brillante interniste, elle s'est vite sentie "à l'étroit" dans la médecine et a fait le choix de suivre "plusieurs chemins",
la psychiatrie et l'anthropologie notamment, qui l'ont conduite dès 1994, "avec de tout petits moyens", à former une équipe pluridisciplinaire pour donner corps à cette consultation d'ethnopsychiatrie devenue au fil des ans une référence.
Chaque jour, entourée de son équipe de psychologues, interprètes, anthropologues, elle pénètre dans l'envers de ce que les mots génériques "immigration", "sans-papiers", "demandeurs d'asile" semblent avoir banalisé: des parcours humains chaotiques, marqués d'épisodes à la violence souvent insoutenable.
Tel ce Guinéen échoué à Bordeaux, dont la fiancée a été violée et tuée sous ses yeux lors du massacre d'opposants dans le stade de Conakry, en 2009, et qui porte en lui un incommensurable sentiment de culpabilité. Ou encore ce jeune Nigérian, qui a mis quatre ans pour rejoindre la France, dont le récit
émerge sous forme de bribes, d'images terribles de désert, de faim, de peur, de mort, et se sent terrassé d'être si "seul au monde".
"Dire sans dire"
Comment ces migrants, le plus souvent dans une grande précarité sociale et ne parlant pas français pour 80% d'entre eux, arrivent-ils jusqu'au bureau du docteur Mestre ? Envoyés par des médecins ou assistants sociaux démunis devant des gens en souffrance parlant de "sorcellerie", affirmant "voir des morts" ou qui se murent dans le silence "car la torture fait taire, avec des effets à très long terme", selon la praticienne.Sans surprise, les pays d'origine des patients soignés par Claire Mestre, à raison d'une heure toutes les trois semaines pendant deux ans en moyenne, reflètent les convulsions du monde. D'où la nécessité pour son équipe de "documenter" chaque dossier. "Si on ne s'intéresse pas à la géopolitique, on ne comprend pas", résume-t-elle, assumant sa boulimie de lectures, avec plusieurs figures titulaires, la Résistante.
Germaine Tillion, Aimé Césaire, Albert Camus, Frantz Fanon... S'il y a quinze ans, son équipe s'immergeait dans l'histoire de la guerre civile en Sierra Leone, elle s'intéresse aujourd'hui aux violences de la secte islamiste Boko Haram au Nigeria, aux exactions des milices libyennes, au conflit en République démocratique du Congo, aux mafias dans le Caucase...
Par le biais de la peinture ou du conte, ces voies détournées qui permettent "de dire sans dire", conjurant la douleur et la honte, la parole se dénoue progressivement, portée par l'écoute des thérapeutes et le "travail d'extrême finesse" des interprètes.
Se déclenche alors "une vraie émotion, quand la parole émerge". Il y a une "profondeur" et une "finesse" dans l'écoute de Claire Mestre, souligne
l'anthropologue Aicha Lkhadir, collaboratrice depuis 1997, qui se félicite que psychothérapeutes et anthropologues travaillent sur un pied d'égalité au cours des consultations.
Cette insatiable sollicitude à l'égard de l'autre, Claire Mestre reconnaît la tenir de son histoire personnelle. Un père malgache qui fut un "colonisé", tandis
que l'homme qui l'éleva fut envoyé combattre en Algérie. Un métissage personnel, croisant la grande Histoire, comme le destin de ses patients: traversés de conflictualités intimes sur fond de désordres du monde.
Voix douce et visage de porcelaine, Claire Mestre n'en crie pas moins aujourd'hui sa "révolte" et sa "tristesse" devant "l'hostilité" de l'administration qui, selon elle, "redouble tous les traumatismes", avec en contrepoint un combat permanent pour que sa consultation, financée par l'Etat, les collectivités et l'ONU, survive à chaque nouvelle rentrée.