RÉCIT. Deux livres retracent l'histoire de William Barbotin et des anarchistes de l'île de Ré

À la fin du XIXème siècle, Ars-en-Ré devient le lieu de villégiature de figures iconiques de l'anarchisme. Reclus ou Kropotkine passent régulièrement leurs vacances chez William Barbotin, le fils d'un pêcheur rétais. Deux livres viennent d'être publiés pour rendre hommage à ce peintre-graveur au destin hors du commun.

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On vous parle d'un temps que les moins de 120 ans ne peuvent pas connaître. À cette époque, la jet-set parisienne ne se presse pas encore sur la terrasse du café du commerce sur le port d'Ars-en-Ré (17). L'établissement s'appelle alors le café Forgues, rendez-vous des marins-pêcheurs casserons, comme on appelle les habitants du village. 

L'été, dans l'arrière-salle, on y croise souvent Joseph Barbotin, fils de pêcheur lui aussi. À Paris, on le connait plutôt sous le nom de William Barbotin, son nom d'artiste. Ils ne sont pas nombreux les Rétais à monter à la capitale dans cette fin du XIXème siècle. La Compagnie des Chemins de Fer Économiques des Charentes a bien installé un train pour faciliter le transport du sel à travers l'île mais de là à rallier le continent et la capitale...

L'hôtel du commerce et le café Forgues sur le port d'Ars en Ré © Collection Musée Ernest-Cognacq - Saint Martin de Ré

La pêche et le dessin

William, c'est en hommage à William Bouguereau, l'illustre peintre rochelais, un grand nom alors de la peinture académique française. C'est lui qui va changer le destin du petit Barbotin. Au grand dam de Joseph et Marie Céleste, ses parents, le gamin cultive très tôt deux passions plutôt incompatibles : la pêche comme son père et le dessin.

Avec des bouts de charbon, à défaut de mine de plomb, il s'exerce sans vergogne sur les poutres du salon familial et sur les murs à la chaux des maisons du village. Du street art avant l'heure. Il est doué le drôle. "C’est le préfet qui était de passage sur l’île qui a repéré les dessins de William sur les murs et qui en a parlé à Bouguereau", explique Didier Jung, écrivain rétais.

"William Barbotin, un artiste rétais hors du commun" de Didier Jung © Editions Douin

C'est cet auteur passionné d'histoire rétaise qui a exhumé cette histoire dans son ouvrage Les anarchistes de l'île de Ré, publié en 2013 (Editions Le Croît Vif). Il vient de récidiver avec un deuxième livre dédié à Barbotin. "Bouguereau est venu à Ars", poursuit Jung. "Il a été tout de suite enthousiasmé et il a encouragé Barbotin à passer le concours de l’École normale pour devenir instituteur et à suivre des cours de dessin à La Rochelle. Après, à Paris, en deux mois, il lui a appris la technique du burin pour la gravure et l’a inscrit au concours de Rome. Barbotin s’est retrouvé à la Villa Médicis avec des artistes comme Debussy." Une épopée incroyable.

Barbotin (au centre assis sur la balustrade) aux côtés de Debussy à la Villa Médicis © BNF Gallica

Élisée Reclus

C'est au retour d'Italie que William s'arrête à Genève pour rencontrer un autre casseron exilé, Jules Perrier. Ce communard faisait dans le commerce de vêtement à Paris mais, suite aux "événements", il s'est installé en Suisse comme beaucoup de ses camarades révolutionnaires. Non loin de là, à Clarens, un certain Élisée Reclus, autre communard, purge sa peine de dix ans de bannissement. 

Portrait d'Elisée Reclus par William Barbotin © BNF Gallica

Reclus est le fondateur de la géographie moderne en France. Proche de Bakounine, il adhère très tôt à l'Association Internationale des Travailleurs. Pendant le siège prussien de Paris, il s'engage comme volontaire. Pas sûr qu'il n'ait jamais tiré un coup de fusil, mais son engagement politique lui vaudra quinze mois d'emprisonnement. Promis au bagne de Nouvelle-Calédonie, il faudra toute la mobilisation de la communauté scientifique, et notamment de Charles Darwin, pour qu'il échappe à la déportation.

C'est donc sur les bords du lac Léman que Barbotin va rencontrer l'anarchisme en la personne de Sophie, fille adoptive de Reclus. C'est d'ailleurs le géographe qui scellera leur union, dans l'intimité, à la mode anar. Il mettra très vite ses talents de graveur au service de la cause et plusieurs de ses portraits seront publiés dans des journaux comme La Révolte.

Nous sommes révolutionnaires parce que nous voulons la justice et que partout nous voyons l’injustice régner autour de nous

Élisée Reclus

"Il est devenu anarchiste pour plaire à Élisée Reclus", avance Didier Jung. "Reclus, c’était le pape de l’anarchisme en France et quand on rentrait dans le clan, c’était difficile de ne pas partager les opinions du chef. Mais, à la fin de sa vie, il est devenu fonctionnaire, il a eu la Légion d’honneur, il s’est marié à la mairie et, finalement, il n’a jamais été un grand militant. C’était un républicain engagé et anticlérical, mais le club d’Ars, c’était plus de joyeux drilles qui se rassemblaient au bar du commerce pour boire une bouteille de blanc."

Le port d'Ars en Ré photographié par Ernance Trigant, épouse de Reclus © BNF Gallica

Sur le pont d'Ars, ça cause révolution

Car, oui, c'est ici que nous retrouvons l'arrière-salle du café Forgues à Ars-en-Ré. La mère de Sophie aurait à l'époque acheté une villa somptueuse rue des Tilleuls. Reclus y invite ses amis proches comme le russe Pierre Kropotkine, théoricien du communisme libertaire. Et, sur le port d'Ars, ça cause révolution.

"Nous sommes révolutionnaires parce que nous voulons la justice et que partout nous voyons l’injustice régner autour de nous", écrit Reclus pendant ses vacances rétaises en 1889. "C’est en sens inverse du travail que sont distribués les produits du travail… Le sac d’écus, voilà le maître, et celui qui le possède tient en son pouvoir la destinée des autres hommes. Tout cela nous paraît infâme et nous voulons le changer."

William Barbotin (à gauche) sur le port d'Ars © BNF Gallica

Barbotin et Perrier sont forcément des convaincus. Mais difficile d'imaginer ce que ces vieilles barbes érudites venues du continent pouvaient inspirer aux pêcheurs comme Théodore surnommé Churat, Massé alias "Poireau" ou "Tom", Jean-Baptiste Séjourné de son vrai nom. "Ce n’était peut-être pas des anarchistes comme Ravachol, mais c’était des petites gens qui étaient dans une misère terrible et dans une forme de survie", pense la romancière Marie-Marthe Bourget.

Un amour inavoué

C'est avec une certaine tendresse que cette Rétaise a écrit Le Fils du matelot, roman biographique sur Barbotin publié aux éditions L'Harmattan. Dans sa chaleureuse chaumière de La Couarde, elle aussi a décidé de prendre la plume pour nous parler de ce fils du pays. A sa façon.

"Le Fils du Matelot - vie de Joseph dit William Barbotin" de Marie-Marthe Bourget © Ed. L'Harmattan

De Barbotin mais aussi de Fine, son arrière-grand-mère. "Elle est née à Ars, louée comme servante à quinze ans à La Couarde et n’est jamais sortie de l’île. Elle est morte 60 ans plus tard dans la maison où elle avait été engagée. Son employeur, veuf, l’a épousé et dans son testament il demandait qu’on garde un rang de vigne pour sa consommation de vin."

Marie Marthe ne s'embarrasse pas trop de la véracité historique des faits ou d'une quelconque chronologie scientifique. L'important est ailleurs. Pour nous plonger dans ce XIXème siècle insulaire, elle imagine un amour inavoué entre Fine et le peintre anarchiste. Elle installe Kropotkine dans la cuisine familiale et Reclus au comptoir du café Forgues. On a envie d'y croire et qui pourrait bien nous en tenir rigueur.

Ce qui, en revanche, est avéré, c'est que les autorités avaient Barbotin et ses camarades dans le collimateur. Avec les attentats qui se multiplient dans l'Hexagone, les services de la Sécurité nationale sont sur les dents. Des enquêtes sont diligentées sur l'île de Ré. "Barbotin fréquente assez assidûment le café Forgues qui sert de rendez-vous aux marins-pêcheurs avec lesquels il s'enivre", peut-on lire dans un rapport adressé au préfet de Charente-Inférieure. "Il est certain que si des brochures anarchistes ont été distribuées, Barbotin a dû commencer par ses amis et connaissances."

"Il y a aussi cet épisode où Reclus envoie une caisse de plusieurs centaines de kilos à Ars alors qu’il est en plein déménagement pour Bruxelles", relate Didier Jung. "La police pensait que c’était des explosifs alors qu’en fait c’était juste des livres."

Il y avait une sorte de plafond de verre pour les petits normaliens et bons soldats de la République comme Barbotin. Il n’est jamais vraiment devenu un artiste véritablement reconnu.

Marie-Marthe Bourget, romancière rétaise

Marie-Marthe Bourget préfère retenir elle cette fraternité qui faisait tenir debout ce petit peuple casseron malgré la dureté de la vie. De la tendresse, c'est sûr, elle en a pour Fine, son aïeule, mais aussi pour cet artiste casseron qui avait baptisé sa yole La Sociale et qui n'a jamais vraiment coupé les ponts avec ses racines. Comme elle, bien plus tard, lui aussi s'était exilé pour vivre une autre vie. 

"Il y avait une sorte de plafond de verre pour les petits normaliens et bons soldats de la République comme Barbotin", nous dit-elle. "Il n’est jamais vraiment devenu un artiste véritablement reconnu. C’est une histoire extraordinaire mais incroyablement triste. Il n’a pas pu aller au bout de son art. Mais ce qui est incroyable, c’est qu’il ait rencontré l’anarchie. Moi, je pense qu’il y croyait vraiment et qu’il était sincère. Il voyait la misère autour de lui."

Comme Lucien, un indigent de la commune qu'il emmène parfois avec lui à la marée. Marie-Marthe Bourget remet en scène une soirée chez Forgues où cet orphelin à la santé ruinée par "douze métiers treize misères" annonce sa mort prochaine.

Le silence est absolu. Tous écoutent le petit Lucien, comme ils l'appellent. C'est le plus jeune d'entre eux. Certains entendent sa voix pour la première fois. - "Je vais crever. Je vais crever parce que j'ai trop souvent faim, trop souvent froid, parce que mes parents sont morts de misère, elle, la mère quand j'avais quatre ans, et le père quand j'en avais dix-sept. Alors, j'ai préparé ça." D'un geste, il dévoile une pierre qu'il a peinte en rouge sur laquelle il a écrit : Lucien Massé, mort à vingt-six ans, victime de la société

Marie-Marthe Bourget

"Le Fils du Matelot" aux éditions L'Harmattan

Le petit Lucien mourra cinq mois plus tard. Ses camarades respecteront sa dernière volonté mais le maire de l'époque enlèvera prestement cette plaque après l'enterrement pour "édification d'un monument funéraire sacrilège".

Les anarchistes du café Forgues ne fomenteront jamais de complots ni d'attentats sur l'île de Ré. Reclus et Propotkine auront sûrement ouvert certaines consciences de pêcheurs ou d'ouvriers sur la possibilité d'un autre monde. Et c'est déjà beaucoup.

Bientôt, la photographie va remiser la gravure à un art mineur et désuet. À Paris, Barbotin s'embourgeoise. En 1903, il est décoré des insignes de chevalier de la Légion d'honneur, il est nommé inspecteur de l'Éducation nationale à Sceaux et réalise le portrait du Président de la République, Armand Fallières. Reclus décède en 1905, sûrement bien déçu par les revirements politiques de son gendre qui finira seul et sans le sou à Paris, loin de son village.

"Il avait l’île chevillée au corps", regrette Marie-Marthe. "Il se présentait quand même comme fils de pêcheur, l’"artiste-matelot", je ne comprends pas pourquoi il n’est jamais revenu s’installer à Ars. Il était né là, dans ce milieu de paysan de la terre et de la mer, il était en communion avec ce paysage pendant toute son enfance. Moi-même personnellement, le fait de m’être exilée sur le continent, ça a été un déchirement. Il n’y a pas eu un jour, pendant trente ans, où je n’ai pas eu le mal du pays. C’est viscéral." 

"La moisson de sel à l'île de Ré" - huile de William Barbotin © Commune d'Ars en Ré

"Bizarrement à Ars, il n’y a pas de rue Barbotin", remarque Didier Jung. "Quand j’avais publié mon livre sur les anarchistes de l’île de Ré, l’ancien maire m’avait dit « Oh là Barbotin, ça sent encore le souffre ! »".

Aujourd'hui, pourtant, trois tableaux du peintre sont exposés dans la mairie d'Ars.

Bientôt, sur la terrasse du café du commerce, la jet set parisienne va revenir et profiter du soleil sur le vieux port. Peut-être un estivant un peu curieux aura l'idée d'ouvrir un de ces deux livres en sirotant sa boisson. Il découvrira alors qu'il y a un peu plus de 120 ans, là, dans l'arrière-salle du café Forgues, on trinquait joyeusement à l'avènement d'un monde meilleur.

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