Nous avons posé trois questions à Benoit Biteau, Député écologiste au Parlement Européen, Conseiller Régional Nouvelle-Aquitaine. Il nous donne son sentiment sur le contexte particulier du marché du blé durant cette période de confinement dû à l'épidémie de Coronavirus.
La France est-elle armée pour faire face à la suspension des exportations russes ?
Sur ce sujet, la France n’a pas son destin en main, pas plus que les pays qui ont basé leur économie agricole sur des logiques exportatrices pour certaines productions (blé tendre, blé dur, maïs et céréales en général) et des logiques importatrices pour d’autres productions (protéines, fruits et légumes par exemple), contrôlées par des multinationales agro-alimentaires, comme Cargill par exemple.Même si je suis très loin de penser que nous devons maintenir dans les accords de l’OMC (Organisation Mondiale du Commerce) les échanges alimentaires qui correspondent à des besoins primaires et fondamentaux, il faut savoir que ces suspensions d’exportations sont illégales, car elles risquent de provoquer des effets « domino » en réaction à cette décision de la Russie, pouvant entrainer la suspension d’exportation de riz de l’Inde et du Vietnam par exemple.
Situation pouvant créer des tensions fortes, voir des phénomènes de paniques pouvant même fragiliser des régimes politiques, comme ce fut le cas en 2008, lors des émeutes de la faim (qui étaient surtout des émeutes de la misère !), ou en 2010, lors du printemps arabe, qui pour les mêmes raisons de suspension d’exportations russes, ont entrainé des tensions sur l’approvisionnement en nourriture et la flambée des prix.
Faut-il changer la politique française basée sur l’exportation massive et agressive du blé vers les pays tiers ?
Nous devons effectivement revoir en profondeur les politiques publiques nationales, et surtout européennes sur ces enjeux, comme la PAC actuellement en discussion, à fortiori à la lumière des enseignements que nous envoie cette crise sanitaire.Elle révèle que la sécurité alimentaire est particulièrement fragilisée dans ce contexte, tout en mettant en péril l’économie des agriculteurs de certaines filières, comme celle du blé, mais aussi des céréales en général, ou encore du lait et de la viande.
Nous devons donc imaginer l’avenir avec des politiques publiques tournées vers la souveraineté alimentaire de l’ensemble des territoires à l’échelon de la planète, et surtout nous affranchissant des stratégies financières et immédiates de grands groupes agro-alimentaires, plus enclin à faire des profits qu’à nourrir les humains, avec pourtant actuellement le paradoxal, et de plus en plus inacceptable, concours de l’argent public.
Quid de la Nouvelle-Aquitaine dans cette guerre du blé basée sur l’exportation ?
Notre Région n’échappe pas à ces logiques désastreuses et ses conséquences. Le Port de La Pallice à La Rochelle en est une illustration. Sa zone de chalandise privilégie l’Aunis et le Marais Poitevin, aujourd’hui spécialisée dans la production de céréales, ayant des conséquences dramatiques :- sur les sols, en raison de monocultures ou de rotations courtes,
- sur la biodiversité, sur une zone pourtant réputée sur cet enjeu, en raison de pratiques dépendants massivement de pesticides et d’engrais de synthèse.
- sur l’eau, le littoral et l’océan, en raison d’une gestion quantitative et qualitative irresponsable de cette ressource sur fond d’irrigation démesurée de ces céréales et de pollutions aux pesticides et aux nitrates, entrainant régulièrement des mortalités d’huitres en Marennes-Oléron et de moules sur les bouchots de Charron.
- sur la santé, pour les mêmes raisons et bien-sûr, sur le climat.
Et pendant ce temps nous faisons le constat que cette zone agricole ne fournit que 3% des aliments consommés sur l’agglomération rochelaise !
Les politiques publiques nationales et européennes doivent donc intégrer cette approche globale et nous extraire de ce cercle vicieux afin de nous conduire vers une mutation profonde de l’agriculture et des systèmes alimentaires, proposant de solutions locales visant l’atteinte des vertus que proposent les logiques de souveraineté alimentaire.
Pour mieux comprendre
En annonçant ce dimanche la suspension de ses exportations de blé, la Russie a provoqué une véritable onde de choc dans le monde céréalier français. Il faut dire que la situation du blé dans notre pays est assez particulière, souvent paradoxale et fréquemment contradictoire.Voyons d’abord la situation internationale, pour mieux comprendre les enjeux.
Il faut d’abord savoir que les prévisions de production mondiale de blé pour 2020 sont excellentes, avec un record prévu de 769 millions de tonnes (Mt), soit 6 Mt de plus que l’an dernier, qui était déjà un record.
Pourtant, les prévisions de production européenne pour 2020 sont, elles, mauvaises : 136,5 Mt, soit une baisse de 9,2 Mt par rapport à l’an dernier. La cause principale provient du Royaume-Uni où d’abondantes pluies en automne ont réduit les surfaces de production.
Baisse de production également en Ukraine, et aux Etats-Unis.
Dans le même temps, la production de blé est en hausse en Australie, au Canada, en Inde et en... Russie, premier exportateur mondial de blé.
Quant à la France, cinquième producteur mondial de blé avec près de 40 Mt, elle pratique une politique d’exportation agressive avec des prix fob (free on board, à savoir hors taxe et assurance) plus bas que ceux des principaux pays producteurs (206€/t contre 279€/t).
Une stratégie que beaucoup ne comprennent pas en ces temps de pandémie mondial, où l’on estime qu’il vaudrait mieux de pas dilapider les stocks.
Selon l’agroéconomiste protectionniste Romain Dureau, co-fondateur d’UTAA , “cette stratégie agressive à l’export semble plus qu’hasardeuse. La France brade littéralement son blé sur les marchés à l’export, et dilapide ses maigres stocks”.
Même la FNSEA commence à se poser des questions quant à la politique d’exportation de la France. Dans une interview donnée le mois dernier à nos confrères de L’Usine Nouvelle, Christiane Lambert, la présidente du premier syndicat agricole français, déclare : "La France n'a pas de stocks alimentaires stratégiques".
Faut-il donc réduire les exportations de blé français en prévision d’une possible pénurie ? L’absence de farine dans de nombreuses grandes surfaces va-t-elle se poursuivre ?
Des questions, mais pas beaucoup de réponses.