Le créateur des "Passagers du vent" fait l'objet d'une rétrospective au musée de la bande dessinée d'Angoulême. Elle se nourrit en partie des 4.000 planches et archives dont François Bourgeon vient de faire don à l'institution charentaise. Entretien avec Jean-Philippe Martin, conseiller scientifique à la Cité internationale de la bande dessinée et de l'image.
France 3 Poitou-Charentes : François Bourgeon est un auteur de bande dessinée important. Pourtant, il reste encore peu connu du grand public. En quoi est-il un auteur majeur dans la BD ?
Jean-Philippe Martin : C'est un auteur qui est plus important que la réputation qui l'accompagne. Il est peu connu et encore moins connu qu'il ne l'a été parce qu'il a travaillé à conserver sa discrétion. C'est quelqu'un qui s'est mis en marge, sans rejeter pour autant le milieu de la BD. Il a quitté Paris très tôt, s'est installé en Bretagne. Il a organisé sa vie là-bas. Pour autant, c'est quelqu'un qui a un succès populaire incontestable, qui a battu des records de ventes à certaines époques, pour certaines de ses séries. Il a eu le prix du meilleur album de la bande dessiné à Angoulême (pour Les Passagers du vent, tome 1, NDLR). Ce qui fait que c'est un auteur important, c'est que c'est un auteur classique, dans le sens où c'est quelqu'un qui s'inscrit dans une généalogie de la pratique de la bande dessinée classique qu'on pourrait ranger dans ce qu'on appelle la bande dessinée franco-belge, mais il a introduit dans son œuvre des éléments, des thématiques, qui font que ce qu'il a produit marquait une rupture, une innovation, par rapport à ce qui avait été fait. Pour être plus clair, c'est quelqu'un qui s'est inscrit dans une bande dessinée de genre (genre épique, la saga maritime ou la saga médiévale), il le fait avec une approche qui change de celle assez convenue et plutôt orientée pour un public jeune. Lui s'inscrit vraiment dans une démarche de bande dessinée destinée aux adultes, avec des thématiques et des représentations qui s'adressent à un lectorat adulte capable de comprendre les allusions, les références culturelles, linguistiques et historiques qui affleurent dans chacune de ses histoires. Mais aussi capable de comprendre la réalité crue telle qu'il la représente. Je pense aux violences, aux combats, au viol, un certain nombre de phénomènes, d'éléments naturalistes, on va dire, qui avait peu cours dans la bande dessinée, voire pas du tout, jusqu'alors. Dans une représentation pour enfants, il était inimaginable de voir du sang jaillir d'une plaie ou d'imaginer une représentation de personnes qui meurent du choléra, et d'en voir le pourrissement corporel. Tout ça, je pense, a contribué à faire de François Bourgeon un auteur de premier plan dans la catégorie dans laquelle il a choisi de s'inscrire, celle d'un raconteur d'histoires, de sagas, de récits au long cours.
L'intention première de François Bourgeon pour chacun de ses récits est de les rendre vraisemblables, de faire en sorte que le lecteur adhère à ce qui est raconté et le trouve incontestable.
Jean-Philippe MartinConseiller scientifique à la Cité internationale de la bande dessinée et de l'image
France 3 Poitou-Charentes : Un des traits saillants de François Bourgeon, c'est la précision, dans le dessin, la narration, le décor.
Jean-Philippe Martin : C'est une des caractéristiques de son travail, cette précision, cette nécessité de la restitution au détail, à la fois des architectures, des environnements, de ses personnages, de l'histoire. Quand on parle des séries historiques qu'il a dessinées (Passagers du Vent, Compagnons du crépuscule), l'arrière-plan historique est réaliste, à défaut d'être réel, c'est-à-dire une copie de la réalité. En tout cas, les évènements qui se déroulent dans ses histoires sont plausibles. Son intention première pour chacun de ses récits, c'est de les rendre vraisemblables, de faire en sorte que le lecteur adhère à ce qui est raconté et le trouve incontestable.
France 3 Poitou-Charentes : La vraisemblance, c'est aussi son talent de dessinateur et ses qualités de coloriste.
Jean-Philippe Martin : À la fois dans sa manière de travailler, de restituer au détail, mais c'est aussi dans la documentation avec laquelle il travaille. Elle est abondante et plus encore au fil des années ! Pour chaque ouvrage, il peut parfois accumuler des centaines d'ouvrages, pour une histoire, un livre au point qu'elle peut même lui faire modifier un scénario, lui apporter des éléments pour rebondir dans son récit. Cette précision est aussi dans cette attention portée à la documentation, jusqu'à l'obsession, qui le pousse à créer des maquettes, en dimension. C'est peu courant, mais il passe à la réalisation en 3D. Ça lui permet d'être près de la réalité dans les déplacements de ses personnages, de localiser dans quel endroit se trouve tel personnage, de l'imaginer et de lui donner une matérialité dans le décor. Ça a aussi des avantages en matière de respect des ombres. Les maquettes qu'il réalise sont installées dans son atelier de dessinateur et il fait varier la lumière, l'éclairage, pour reconstituer les lieux où les personnes déambulent selon le moment de la journée ou de la nuit. C'est un travail qu'il a notamment fait pour sa reconstitution assez remarquable de Montmartre au 19ᵉ siècle où, pour chaque séquence, il a retrouvé le Montmartre de l'époque. Ça lui permet de travailler dans le déplacement de ses personnages, de restituer l'impression qui était celle d'un personnage de l'époque en déambulant dans Montmartre, en tenant compte de l'éclairage public qui n'est pas celui d'aujourd'hui. C'est une espèce d'adjuvant dans son travail et une manière de se transporter dans les lieux. Il les réalise de ses propres mains, comme ses dessins. Ça permet de donner vie à ses dessins. Il le fait pour des lieux qui ont existé, mais aussi pour des univers de science-fiction.
Propos recueillis à Angoulême par Jérôme Debœuf.