Georges Cueille est un rescapé des massacres de Tulle. Quatre-vingts ans plus tard, ce céramiste et ami de Picasso, raflé à 17 ans par les SS de la Das Reich, raconte comment il a été forcé d'assister aux pendaisons, le 9 juin 1944, et comment l'événement l'a marqué à jamais.
Dans sa maison du Lot, les souvenirs de Georges Cueille, né en 1927 à Bassignac-le-Haut (Corrèze), sont partout. Les céramiques et tableaux de l'artiste, proche de Picasso et Jean Lurçat dans les années 1960, s’affichent sur les murs, s’exposent sur la moindre étagère où sont rangés dans des buffets.
Mais un pan de l'histoire de Georges Cueille n'est cependant pas visible, un événement dont il parle peu : il est témoin, à l'âge de 17 ans, des massacres de Tulle.
À lire aussi : TÉMOIGNAGE. Massacre de Tulle : "Je revois encore ce SS qui s'est penché vers moi": Janine Picard avait six ans le 9 juin 1944
Raflé à 17 ans
À cette époque, il séjourne temporairement chez des retraités dans le quartier des Condamines, en surplomb de la gare de Tulle, afin de passer le concours de l'École normale d'instituteurs. "Le monsieur était un retraité de la manu [la manufacture d'armes de Tulle, NDLR]. La veille, j'étais dans leur jardin et le brave monsieur m'a donné des jumelles. Il m'a dit « tiens, comme ça, tu regarderas ce qui se passe à la gare ». Et dans l'après-midi, j'entends un bruit terrible. C'était la division Das Reich qui arrivait. Et ça canardait (...) parce que la ville avait été prise par les maquis dans la nuit du 7 au 8."
Les malheureux avaient investi l'École normale des filles qui était occupée par les Allemands, et notamment des SS, et l'ont fait brûler. Un seul Allemand s'en est sorti et c'est lui qui a ensuite désigné les personnes qui iraient au gibet.
Georges CueilleRescapé des massacres de Tulle
Ce 8 juin, Tulle est rapidement reprise par les troupes allemandes. Le lendemain matin, vers 6 heures, les voisins des hôtes de Georges Cueille frappent à la porte : ils préviennent que les nazis comptent prendre des otages de plus de dix-huit ans en représailles. Malgré son âge, il est quand même raflé par les Allemands. "On est descendus vers l'avenue Victor-Hugo pour se rendre vers Souilhac et la manufacture. Il y avait là un grand bâtiment, et des cordes y pendaient. Sur le coup, je me suis dit que c'était bizarre, mais je ne m'imaginais pas à ce moment à quoi elles allaient servir," relate l'artiste de 97 ans.
Obligé d'assister aux pendaisons
Là stationnent alors deux groupes d'otages corréziens : à gauche, celui du jeune Georges et celui des futurs suppliciés.
À ce moment-là, j'ai vu un vieux monsieur se jeter vers le groupe [de droite] pour en extraire un jeune homme et prendre sa place. J'ai su ensuite que c'était son père.
Georges CueilleRescapé des massacres de Tulle
Là, on oblige Georges Cueille à assister à la pendaison d'une douzaine d'hommes. "On serait partis, on se faisait fusiller, ajoute-t-il. Il y avait une boucherie de l'autre côté de la rivière. De là où j'étais, je voyais qu'ils pendaient là-bas aussi des jeunes gens."
"Il y avait deux échelles : une échelle pour l'Allemand et une autre pour le supplicié, qui avait les bras attachés dans le dos, se remémore-t-il. Il y en a un qui a pu se détacher - et je l'ai bien vu donner un grand coup de poing à l'Allemand - et il s'est projeté dans la rivière, dans la Corrèze. Tout de suite, une cinquantaine de types l'ont rattrapé."
Victime de stress post-traumatique
Le soir, les otages survivants sont amenés à la manufacture d'armes où ils dorment sur la paille, à même le sol. Les Allemands les préviennent : si les maquis se manifestent à nouveau, d'autres pendaisons auront lieu.
Le lendemain, Georges Cueille échappe de peu à la déportation, avant d’être libéré. Il retourne alors dans son village natal de Xaintrie, sidéré par ce qu’il vient de vivre. "Sur le moment, c'est triste à dire, mais je ne ressentais rien, déplore-t-il. Deux jours après, j'étais à la foire de Saint-Privat, je racontais mon histoire comme si de rien n'était."
J'ai vu défiler ces gens, sachant qu'ils allaient être pendus. Ça ne faisait rien. C'était complètement... J'étais ailleurs. Est-ce que ça m'avait traumatisé au point que les choses défilent sans que je puisse les vivre ? C'est ainsi.
Georges CueilleRescapé des massacres de Tulle
Néanmoins, le bruit des voitures, dont le passage est rare dans son village de Bassignac-le-Haut, l'angoisse. En 1947, ces événements le rattrapent et il subit un brutal contrecoup. Ce stress post-traumatique le contraint à rester une année chez ses parents, avant de reprendre ensuite sa vie d'artiste et d'enfouir, pour des décennies, ces atrocités qu'il a finalement accepté de confier à notre équipe.