Peut-on imaginer la Creuse sans ses maçons ?
Au fil des siècles cette profession a fait la réputation du département.
Aujourd'hui elle peine à recruter et à pérenniser ses entreprises.
A Aubusson, François Delarbre est le dernier maçon de la commune.
Il a créé son entreprise artisanale en 1994. Aujourd'hui, elle fonctionne bien.
Les chantiers se succèdent, il a des clients et suffisamment de travail pour faire vivre sa famille et celle de ses deux salariés.
Mais François Delarbre va prendre sa retraite et il ne trouve pas de successeur pour pérenniser son activité.
Mon entreprise va fermer ses portes, faute de repreneur.
Le cas de François Delarbre n'est pas isolé.
En Creuse, de plus en plus d'artisans peinent à recruter et à trouver un repreneur pour transmettre leur entreprise.
Selon la Fédération Française du Bâtiment, il ne reste plus aujourd'hui que 210 entreprises de maçonnerie dans le département et 70 % d'entre elles n'ont aucun salarié.
Ces chiffres sont à mettre en perspective avec ceux du milieu du XIXe siècle.
A cette époque, 50 000 maçons limousins dont 35 000 Creusois partaient chaque année exercer leur métier sur des chantiers hors du département. Cela représentait deux hommes sur trois en âge de travailler.
Les maçons symboles de la Creuse et premiers travailleurs immigrés
Dès le XVe siècle, les "paysans bâtisseurs" ont commencé à prendre l'habitude de quitter la Creuse une partie de l'année pour proposer leur savoir-faire sur tous les grands chantiers du royaume.
Une population nombreuse, des terres ingrates et des propriétés morcelées obligeaint les hommes de ces territoires à aller chercher des revenus supplémentaires loin de chez eux en partant du printemps à Noël pour une émigration temporaire.
Pour les historiens et les sociologues, les "maçons migrants creusois" sont le premier modèle du travailleur immigré en France.
Une réputation de savoir-faire partout en France
Très vite, le savoir-faire et la qualité du travail des maçons creusois a acquis une solide réputation.
Ils ont participé à la construction de demeures et de bâtiments prestigieux.
Les fortifications de La Rochelle, Versailles, le Louvre, les Tuilleries, Vaux le Vicomte, de nombreuses églises, de luxueux hôtels particuliers, et même Buckingham ont été bâtis en partie par les ouvriers creusois.
Au XIXe siècle, à l'apogée de leur activité et de leur réputation, les maçons venus de Creuse ont bâti une grande partie du Paris haussmannien, mais aussi de Lyon.
A Paris, beaucoup sont devenus entrepreneurs, experts ou maîtres d'oeuvre et ont créé des entreprises qui existent encore, un peu comme les Aveyronnais dans le secteur de la restauration.
Une conscience politique aiguisée ramenée au pays
En voyageant et en fréquentant les grandes villes comme Paris les maçons de la Creuse ont aussi acquis sur les chantiers des idées socialistes et progressistes qu'ils ont massivement diffusées dans leur région d'origine.
Très tôt la Creuse et une partie du Limousin furent une terre de gauche largement déchristianisée, le terrain d'un communisme rural original et d'un socialisme mutuelliste, coopératif et non Marxiste qualifié d'"utopique" par les historiens et les politologues.
Martin Nadaud fut l'un de leurs plus célèbres représentants.
Né en 1815 à Soubrebost près de Bourganeuf dans une famille d'agriculteurs, il partit à Paris à 14 ans comme maçon avec son père.
Il fréquenta, entre autres, le socialiste utopique Pierre Leroux, lui aussi installé un temps en Creuse, et fut élu député à cinq reprises.
Quand le bâtiment va, tout va !
A l'Assemblée Nationale Martin Nadaud défendit l'instauration de retraites ouvrières, de protections contre les accidents de travail et la reconnaissance de la responsabilité de l'employeur.
Il s'est aussi battu pour le développement d'un enseignement laïc dans chaque département.
Le 7 mai 1850 c'est le maçon-député creusois Martin Nadaud qui prononça devant l'Assemblée nationale la fameuse phrase : "Quand le bâtiment va, tout va !"