Depuis presque vingt ans maintenant, "Magie Noire", magnifique goélette construite à La Rochelle dans les années 80, attend au milieu d'un champ. Christian Quoniam, son propriétaire, rêve que son bateau retourne un jour à la mer. Il y a urgence.
Augé, petit village de 900 âmes près de Saint-Maixent-L'école, sera-t-il le dernier port d'attache de "Magie Noire" ? Pour tout amoureux de la mer et des grandes épopées océaniques, la vision de cette longue coque éfilée plantée au milieu de ce champ est un crève-coeur. On se doute bien qu'un bateau pareil a dû traverser maintes fois l'Atlantique, affronter cent tempêtes et avaler des milliers de miles nautiques. Malheureusement, le propriétaire du terrain a besoin de retrouver son bien. Alors on comprend l'émotion qui noue la gorge de Christian Quoniam quand il évoque l'eventualité de devoir détruire son bateau : "Il y a des nuits où je ne dors pas bien franchement. Déjà l’histoire m’a ruiné psychologiquement et financièrement…"
"Je me suis juste dit que ma vie, ça devait être ça."
C'est que "Magie Noire" n'est pas n'importe quel voilier. Et si sa longue histoire devait s'achever en rase campagne dans le marais Poitevin, c'est dans un cabinet médical de banlieue parisienne qu'elle a commencé. Christian ne se souvient plus si c'était un médecin ou un dentiste. Ce dont il se souvient, c'est qu'il patientait sagement en feuilletant un magazine et qu'en quelques secondes sa vie a changé pour toujours. Bernadette Soubirous a vu la Vierge Marie. Christian,lui, dans sa salle d'attente, a vu la mer.
On n’allait presque jamais au bord de la mer quand j’étais petit avec mes parents. C’était plutôt campagne ou montagne. La mer, c’était un élément complètement étranger et qui ne m’attirait pas spécialement. Et, en octobre 78, je suis dans cette salle d’attente. La première Route du Rhum va partir et j’ouvre un numéro de Voiles et Voiliers. Je tombe en arrêt devant une photo de Vendredi 13, le trois-mats de Jean-Yves Terlain, skippé alors par Yvon Fauconnier et là c’est une espèce de flash. Tout ce qui est autour de moi n’existe plus et je suis happé par la photo de ce bateau. Je n’ai pas d’explication. Je me suis juste dit que ma vie, ça devait être ça.
Ainsi naît "Magie Noire".
Christian vient d'avoir dix-huit ans et, bac en poche, il est embauché comme dessinateur industriel. Cette improbable révélation va radicalement écourté sa carrière dans le domaine. "Je me mets à naviguer sans arrêt. Croiseur, dériveur, je n’arrête pas, tous les week-ends, dès que j’ai un moment je suis sur l’eau", se souvient-t-il, "quand je ne navigue pas, je dévore des bouquins, des traités d’architecture navale, des récits de voyage et je prends des cours de navigation théorique dans une association à Paris et en octobre 81, je bosse depuis deux ans dans une grosse boite, mais j’ai trop envie de naviguer, je suis jeune et je démissionne".
Le jeune marin s'embarque bientôt pour une première transatlantique sur un voilier de 12 mètres. Aux Antilles, il trouve facilement des embarquements en charter ou sur des convoyages. Elle est déjà bien loin la salle d'attente du cabinet médical et, en juin 1982, il fait escale à Newport. Il sait que c'est dans ce port de la côte Est des Etats-Unis que travaille Yves-Marie Tanton, un grand nom de l'architecture navale. "Tout le monde pense que c'est Dick Carter qui a dessiné Vendredi 13", croit savoir Christian, "mais, en fait, c'est bien Tanton qui travaillait à l'époque pour lui". L'architecte accepte de rencontrer le petit frenchie. "Il était connu pour dessiner de longs monocoques de folie, étroits et ultra légers qui vont aussi vite que les trimarans et les catamarans. Il m’a reçu très gentiment. Il me dira plus tard qu’il pensait ne jamais me revoir mais, à l’époque, il m’a accordé un peu de son temps pour parler architecture et bateau. Et un an plus tard, je le recontacte en lui disant que j’ai trouvé le financement". Ainsi naît "Magie Noire".
Je voulais un gréement sans haubans (cables de soutien latéral d'un mat, ndlr). Pour moi, c’était l’avenir. Donc on était parti sur des mats ailes non haubanés et pivotants. En cours de fabrication de la coque, Marc Chapoutot vient me voir. Je ne le connaissais que de nom. Il me dit : « j’ai vu votre projet avec vos mats ailes. Moi, je vous propose une évolution supplémentaire avec des voiles épaisses ». Moi, j’étais sur un nuage ; Chapoutot, il avait équipé Tabarly et Terlain. C’était terrible. Le concept, c’était de recréer une aile d’avion. On a un mat en forme de D majuscule et sur la face plate du mat à l’arrière se raccorde une voile centrale avec des nervures en mousse tous les mètres et une voile légère qui carène le tout. Au niveau aérodynamique, le rendement est bien plus supérieur. Ça n’a pas été développé par ailleurs, mais, ironie de l’histoire, trente-cinq ans après, les bateaux qui viennent de courir l’America’s Cup ont un mat en D qui pivote et une voile épaisse derrière.
L'architecte, toujours en activité à Newport, se souvient bien de cette improbable rencontre et de ce projet un peu fou. "Au départ, je ne savais pas s'il allait pouvoir non seulement réunir les fonds et construire le bateau", se souvient l'architecte, "il avait vu ce que j'avais fait pour Vendredi 13 et d'autres bateaux de course, mais lui il avait un programme de croisière. Cette histoire de voiles épaisses, franchement, je ne connaissais pas. je crois que Jean-Yves Terlain avait déjà essayé ça, mais sur un bateau de 20 mètres, c'était un peu hors normes".
"Pendant douze ans, ça a été ma maison."
Mais "Magie Noire", goélette révolutionnaire, n'a pas encore goûté au sel marin qu'un incendie manque de réduire en cendres le rêve de Christian Quoniam. Dans la nuit du 31 juillet au premier août 1985, le feu anéantit le quartier de la Ville en bois près du vieux port. C'est déjà à l'époque le centre névralgique du nautisme à La Rochelle. Plusieurs chantiers sont détruits, ainsi que l'aquarium qui ne rouvrira que quelques années plus tard. "J’avais mis le bateau sur un terre-plein et le cul du bateau a brûlé. Mes deux mats, qui étaient en cours de fabrication au chantier Hervé, ont été perdus et il a fallu que je réemprunte de l’argent à la banque. Le banquier a fait une rallonge en se disant que de toute façon sinon je ne le rembourserai pas".
Il a bien fait monsieur le banquier. A force de ténacité et d'entêtement, Christian peut enfin larguer les amarres, direction les Antilles. "Pendant douze ans, ça a été ma maison. Ma première fille est arrivée sur le bateau quand elle avait dix jours et elle a fait sa première transatlantique à treize mois". A Pointe à Pitre, la "Magie Noire" va donc opérer et remplir les cales de souvenirs impérissables. Un jour pourtant, il se résout à revenir à La Rochelle et entame une carrière d'éducateur. "A bord, j’emmenais des jeunes en difficulté qui étaient suivi par la protection judiciaire de la jeunesse et des personnes en situation de handicap. C’était formidable. C’était génial de voir ces jeunes bien fracassés par la vie qui évoluaient au fil des semaines et les personnes handicapées qui retrouvaient ne serait-ce que momentanément le sourire sur le bateau".
"Fin 2001, j'ai encore emprunté de l'argent pour sauver le bateau."
C'est donc tout naturellement qu'une association rochelaise le contacte pour un projet similaire. Ils louent la goélette pour une campagne de neuf mois avec des jeunes en difficulté qu'ils emmènent aux Antilles. L'histoire va toucher au cauchemar. Christian va tout faire pour tenter de récupérer son bateau. Finalement, c'est au tribunal et chez monsieur le banquier que tout cela finira.
Ils ont mixé avec une rare efficacité incompétence et irresponsabilité. Je les ai attaqués en justice et mon avocat m’a dit à l’époque « ne vous inquiétez pas, on va gagner le procès ». Alors effectivement, on a gagné le procès, l’association a été condamnée à me rembourser les loyers impayés, à rapatrier le bateau et le remettre en état, mais ils ont mis la clé sous la porte et je n’ai rien touché. Fin 2001, j’ai encore emprunté de l’argent pour sauver le bateau, le mettre sur une barge pour traverser l’Atlantique puis sur un camion pour le mettre dans ce champ.
Récemment, la mort dans l'âme, Christian a commencé à se renseigner sur le coût d'une déconstruction. Il est prêt à céder son bateau pour le prix du bulbe en plomb de la quille de six tonnes, soit 10 000 euros. Il en faudra sûrement vingt fois plus pour remettre le voilier en état de naviguer. "L'idéal, ça serait que ce soit une association qui lui redonne sa mission pédagogique", espère-t-il, "il faut un voileux, bon technicien qui a un projet et des sous". Bref, un miracle. "Magie Noire" a encore une ultime tempête à braver et elle souffle en silence au milieu d'un champ du marais Poitevin.
Reportage d'Olivier Riou, Pierre Lahaie et Nadine Pagnoux-Tourre