Pandémie : chronique d’une défaite persistante, par la philosophe bordelaise Barbara Stiegler

Les accidents sanitaires vont continuer de se multiplier si les modèles économiques, politiques et sociaux ne changent pas. C’est la position de l'universitaire bordelaise Barbara Stiegler qui partage les conclusions de la revue internationale de médecine The Lancet.                         

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Insatiable Barbara Stiegler. Elle ne s’arrête jamais d’observer, de comprendre et d’agir. L’universitaire bordelaise devenue l’une des spécialistes des politiques de santé publique, publiait il y a deux ans, un livre prémonitoire sur la crise qui bouleverse toujours nos vies.

Dans "Il faut s’adapter", elle évoquait un nouvel impératif politique, celui du modèle néolibéral et ses conséquences funestes.

Professeure de philosophie politique à l’université de Bordeaux Montaigne, elle revient sur la scène publique avec son dernier ouvrage. "De la démocratie en Pandémie" (édition Gallimard). Fruit d’échanges pluridisciplinaires, cette publication tirée à 70 000 exemplaires est déjà un succès. Entretien avec une universitaire engagée qui s’exprime sans ambages.

Pourquoi le Sud-Ouest est moins touché par le virus

France 3 Aquitaine : Un après, en Nouvelle-Aquitaine, l’hôpital tient toujours. Globalement, les chiffres montrent que notre région continue d’être davantage épargnée par le virus. D’après vos études, sa géographie environnementale et urbaine, la santé de ses populations permettent-elles à la région d’être mieux armée ?                                        

Ce sont les personnels de santé et les patients qui depuis des années ont dû prendre sur eux en subissant les impératifs des gestionnaires qui ont supprimé 100 000 en 25 ans.

Barbara Stiegler : En apparence en effet, les hôpitaux de notre région "tiennent encore", mais à quel prix ? Ici comme ailleurs, et pour ce virus comme pour les autres pathologies, ce sont les personnels et les patients qui depuis des années ont dû prendre sur eux, en subissant les impératifs des gestionnaires qui ont supprimé 100 000 lits en 25 ans et qui continuent aujourd’hui de faire des milliers de victimes invisibles (malades mal pris en charge, personnels en burn-out).

Quant à notre situation régionale, elle montre bien que la dynamique de l’épidémie est beaucoup plus liée à la géographie et à la structure sociale des territoires qu’on ne le dit. Plus un territoire est dense, urbanisé et défavorisé, plus l’épidémie flambe. Tout ne repose pas sur les comportements des individus, sans cesse suspectés de se "relâcher", mais bien sur des déterminants sociaux et environnementaux, qui constituent le coeur d’une véritable politique de santé publique.

Ces différences démontrent aussi l’absurdité de mesures uniformes, s’appliquant de la même manière sur tout le territoire.

France 3 Aquitaine : Dans "De la démocratie en Pandémie", vous dites qu’il faut parler de "syndémie" et non pas de "pandémie", expliquez-nous...

L’épidémie est un terrible révélateur des inégalités sociales et du mauvais état de santé des populations des pays riches.

Barbara Stiegler :  Ce n’est pas moi qui le dis, mais le rédacteur en chef de la revue internationale de médecine The Lancet. D’abord enfermés dans le déni, et ensuite pris de panique, les gouvernants se sont mis à nous présenter le virus comme un danger universel, qui menaçait de mort tous les individus qui osaient sortir de chez eux. Puis ils nous ont dit qu’il menaçait les plus âgés. Et aujourd’hui, que les variants sont une menace létale pour tous, y compris les plus jeunes, jouant à nouveau sur la charge symbolique du mot de "pandémie". 

La réalité est tout autre, et elle est que l’épidémie est un terrible révélateur des inégalités sociales et du mauvais état de santé des populations des pays riches ou industrialisés (obésité, diabète, hypertension, etc.).

Sauf que pour les néolibéraux qui nous gouvernent, cette approche sociale et collective des problèmes, qui impliquerait une véritable politique de soin partout sur le territoire, est nulle et non avenue.

Seule compte la culpabilisation individuelle, qui conduit à un abandon des malades à leur triste sort. Restez chez vous, leur dit-on. Jamais la médecine n’a de cette manière abandonné l’expérience clinique de la maladie, même quand il s’agissait de virus extrêmement menaçants comme Ebola, ou comme le sida dont on croyait au départ qu’il se transmettait par simple contact.

France 3 Aquitaine : Avez-vous l’impression que l’on a tiré les enseignements de cette crise ?

Du côté des gouvernants et des gestionnaires, c’est l’entêtement : on continue de supprimer des lits d’hôpitaux et de couper les financements.

Barbara Stiegler : Les citoyens peut-être. Beaucoup d’entre eux ont réalisé à quel point les institutions publiques de santé et d’éducation étaient les organes vitaux d’un pays.

Mais du côté des gouvernants et des gestionnaires qui, partout, continuent d’appliquer docilement leurs consignes, c’est l’entêtement : on continue de supprimer des lits d’hôpitaux, de couper les financements dans les laboratoires, dans les universités. Dans ma propre université aujourd’hui, l’atmosphère est devenue irrespirable.

Toutes les formations sont revues au rabais, les rémunérations baissées, les personnels démotivés. L’ambiance est la même dans l’enseignement secondaire ou à l’hôpital. Les enseignants et les patients sont à bout, les élèves, les étudiants et les patients se sentent de plus en plus maltraités par l’institution.

France 3 Aquitaine : Après l’épisode des masques, celui des respirateurs, le temps est venu des vaccins… il n’y a pas eu de vaccin français…on a fait appel au cabinet américain McKinsey pour gérer notre stratégie vaccinale, est-ce cela que vous appelez le démantèlement du système de santé français ?                                       

L’Elysée a décidé de payer à prix d’or des cabinets de consulting incapables de penser une stratégie ayant prise sur le réel.

Barbara Stiegler : C’est l’un de ses aspects en effet. Tandis qu’elle démantelait ses laboratoires et ses universités, la France a systématiquement favorisé un "crédit impôt recherche" qui a arrosé d’argent public des laboratoires privés comme Sanofi, qui, dans le même temps, licenciait à tour de bras ses chercheurs.

Et tandis que les institutions de santé publique ont été mises sur la touche, l’Elysée a décidé de payer à prix d’or des cabinets de consulting incapables de penser une stratégie ayant prise sur le réel.

Parmi ces cabinets occultes, la Nudge-unit de BVA a joué un rôle central. Fondée sur la théorie du Nudge, qui postule que tous nos comportements seraient irrationnels et qu’il faudrait les mettre sous contrôle de l’ingénierie sociale, cette unité a été chargée de favoriser "l’acceptabilité sociale" des restrictions par des techniques infra-conscientes et manipulatoires. C’est ce cabinet qui a, par exemple, décidé de nous faire croire que les "attestations de déplacement" qu’il avait lui-même conçues étaient "obligatoires", fausse information que le Conseil d’Etat a démenti par la suite.

France 3 Aquitaine : Les crises sanitaires, avec ce que vous nommez des maladies émergentes, favorisent-elles les situations insurrectionnelles ?                                     

C’est un Président de la République, isolé et sans compétences dans ce domaine, qui a concentré entre ses mains tous les pouvoirs.

Barbara Stiegler : Dans ce domaine comme dans d’autres, il n’y a aucune loi historique qui permette de l’affirmer. Il est clair, en revanche, que la dernière grande crise sanitaire que nous avons traversée, celle du sida, a favorisé une forme d’"insurrection".

En mettant en échec le magistère de la médecine, on a assisté à l’émergence d’un nouveau pouvoir, celui des patients, qui s’est progressivement structuré dans de puissantes associations. C’est à ce moment-là qu’est née l’idée de "démocratie sanitaire", gravée dans le marbre par la loi Kouchner de 2002.

Mais la crise sanitaire actuelle a démontré la fragilité de cette conquête, et plus généralement de notre modèle démocratique dominant.

Dès qu’il a été question de "pandémie", c’est un Président de la République, isolé et sans aucune compétences dans ce domaine, qui a concentré entre ses mains tous les pouvoirs , faisant une succession de "paris", terme qui évoque plus la Bourse ou le casino que le champ politique.

Les écueils de la crise

France 3 Aquitaine : Pensez-vous que notre démocratie soit en danger ?                                 

Les mesures dites sanitaires ont été essentiellement des mesures de police pénalisant la vie des individus.

Barbara Stiegler : Oui, et nous sommes très nombreux à le penser. Empêchant tout débat public et ignorant superbement les enseignements des chercheurs en santé publique, les mesures dites "sanitaires" ont été essentiellement des mesures de police qui ont amplifié une tendance qui préexistait à la crise avec l’état d’urgence.

Pénalisant la vie sociale des individus, elles ont brutalement supprimé tous les espaces démocratiques : réunions, assemblées générales, places publiques, manifestations, et jusqu’aux lieux de savoir et aux espaces de délibération, qui ont tous été vidés de leurs forces vives.

Un an plus tard, notre vie démocratique en ressort profondément abîmée, sans que l’on n’entrevoie d’issue à la crise.

Le sentiment général est que nous avons basculé dans un régime autoritaire, qui pour certains se justifie par l’exception de la "pandémie", tandis que pour beaucoup d’autres, dont je fais partie, il trahit l’incapacité du néolibéralisme à supporter le débat démocratique et à déployer une véritable politique de santé, d’éducation et de recherche impliquant l’ensemble des citoyens.

France 3 Aquitaine : Vous évoquez le pouvoir "des experts" : ces personnes qui se sont improvisées "pontes de la médecine" et ont envahi les plateaux télé à la demande des chaînes ; est-ce là aussi un danger pour l’information donc la démocratie ? 

Cette structuration de l’espace médiatique a créé deux camps figés : celui des partisans des « mesures sanitaires » et celui des « complotistes rassuristes.»

Barbara Stiegler : Que des médecins s’expriment dans les médias ne me choquent évidemment pas. Je le fais moi-même régulièrement, car j’estime que c’est l’une des fonctions sociales de nos métiers que d’exposer les discussions scientifiques devant le reste de la société.

Mais ces prétendus experts, en général parfaitement incompétents en santé publique, ont justement tout fait pour dissimiler ces discussions, estimant qu’il était trop dangereux de les divulguer au public, défiant et irrationnel par principe.

Tandis que la science véritable implique d’assumer l’incertitude et la confrontation des hypothèses, ces discours en ont donné une vision caricaturale, dégradée en "doctrine" et le plus souvent confondue avec la défense des "mesures gouvernementales".

Cette structuration de l’espace médiatique a créé deux camps figés, celui des partisans des "mesures sanitaires" et celui des "complotistes rassuristes", qui a pris le relais de l’opposition manichéenne entre les partisans de la mondialisation et les populistes.

Cela a clairement mis en évidence que les néolibéraux pratiquaient exactement ce qu’ils reprochent depuis le début aux "populistes" : fabriquer une opposition ami/ennemi qui ruine toute possibilité de confrontation démocratique, qui favorise la sécession et qui ne peut conduire qu’à la victoire funeste d’un camp contre l’autre.

De ce point de vue, la réouverture des universités et des laboratoires, et la circulation de l’esprit de la recherche dans toutes les institutions collectives apparaît comme une urgence aussi vitale que la reconstruction du système de soin.

Barbara Stiegler est professeure de philosophie politique à l’Université de Bordeaux Montaigne, elle dirige le Master "Soin, Ethique, Santé". Elle est l’auteure de "De la Démocratie en Pandémie" Gallimard 2021, "Du Cap aux grèves" Verdier 2020 , "Il faut s’adapter" Gallimard 2019.

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