Ils s’appellent David, Laurent ou encore Hubert. Trois Poitevins ont été mis en examen pour proxénétisme aggravé en mars dernier dans le cadre de l’enquête menée par un juge d’instruction de Rennes, spécialisé dans la criminalité organisée.
L’avenue de Paris baigne dans la lumière jaunâtre des réverbères. Une capuche enfoncée sur les yeux, un homme rôde dans la nuit poitevine à l’affut du moindre geste, du moindre bruit. Un sifflement retentit comme un signal… mais le promeneur hésite quelques instants - il se sent observé. Puis, après quelques détours, il s’engouffre sous une porte cochère.
"Un client", déduit Lize (*). Cette trentenaire a quitté son Nigéria natal pour échouer sur les trottoirs de Poitiers, en janvier 2016. Pendant plusieurs mois, elle a occupé l’un de ces appartements. Perquisitionné début 2017, cet immeuble reste le théâtre d’un étrange manège : "Les clients viennent pour une passe à n’importe quelle heure. Parfois, certains paient même pour la nuit et repartent au petit matin", affirme-t-elle.
Contacté par téléphone, le propriétaire des lieux, David G., élude chacune de nos questions : "Il y a peut-être eu des perquisitions, mais cela ne vous regarde pas." Comme deux autres Poitevins, il est mis en examen pour proxénétisme aggravé, une infraction passible de 10 ans de prison. Ce trentenaire a été arrêté en mars dernier, dans le cadre de l’enquête conduite par la Juridiction inter-régionale spécialisée (JIRS) de Rennes.
Pas de bail
David G. ne sait probablement pas, d'après Lize, que des femmes reçoivent des clients dans ses appartements. Toutefois, il ne peut ignorer que ses locataires sont par ailleurs des prostituées, selon plusieurs sources concordantes : "Il sait qu’aucune des filles n’a un travail. Et puis, il m’a déjà vu dans la rue, alors que je travaillais", témoigne Lize.
La jeune femme ne parle pas un mot de français et assure n’avoir signé aucun bail. Cela ne l’empêche pas d’emménager dans ce meublé de l’avenue de Paris : "Le 10 du mois, je devais payer mon loyer : 250 euros en liquide. Quand ma « patronne » était là, c’est elle qui donnait l’argent à mon propriétaire, mais il m’est arrivé aussi de lui remettre en main propre", raconte-elle.
Sous couvert de l’anonymat, Lize accepte de lever le voile sur un pan encore méconnu du proxénétisme nigérian. "En général, les filles vont dans les parkings qui entourent la gare SNCF. Dans ce cas-là, la passe se négocie entre 30 et 50 euros, détaille-t-elle. Tandis que dans les appartements, le prix grimpe à 80 voire 100 euros."
Des propositions de paiements en nature
Après quelques mois, Lize est déplacée par le réseau. Elle emménage dans un appartement de la rue de la Cueille Mirebalaise avec trois autres Nigérianes, dont une mineure de 16 ans. Laurent D., leur nouveau propriétaire, leur aurait alors proposé un marché : "On devait payer 700 euros à quatre. Par exemple, si on n’avait que 400 euros à lui donner, il nous proposait de coucher avec lui. En échange, il oublierait les 300 euros qui manquaient", soutient-elle. "Comme on refusait, il nous coupait l’eau et l’électricité pendant deux ou trois jours." Un témoignage confirmé par une autre ancienne locataire.
Les deux premières fois, Lize se contente de manger dehors et de s’éclairer comme elle le peut. La troisième, elle quitte définitivement l’appartement.
Joint par téléphone, Laurent D., également mis en examen, répond de manière évasive, visiblement gêné. "Il y a eu des gens [qui logeaient rue de la Cueille Mirebalaise]. - Des Nigérianes ? - Il y a eu des gens, qui n’y sont plus… Elles sont logées ailleurs donc il n’y a plus de problèmes. - Vous étiez au courant qu’elles étaient des prostituées ? - Je n’ai rien à vous dire."
"C’est affreux, une honte !", s’indigne Emma Crews, présidente de l’association des Amis des Femmes de Libération, qui vient en aide aux prostituées de Poitiers. "Les propriétaires se rendent complices de la mafia : sans personne pour les loger, elles seraient beaucoup moins sur le trottoir."
"Notre priorité doit être de les reloger"
Le dernier logeur dans le viseur de la justice, Hubert B., est propriétaire d’au moins trois immeubles, dont certains appartements sont occupés par des prostituées. Il y a plus d’un an, Serenity (*) s’installe dans l’un d’entre eux : un 18 m2 situé à deux pas de l’avenue de la Libération. Chaque mois, elle remet 350 euros en liquide à l’un des employés de Hubert B., comme l’atteste un reçu rédigé à la main.
Ce gérant d’une société spécialisée dans la gestion de biens immobiliers, domiciliée sur les Champs-Elysées, est "fâché avec le droit du logement", s’agace un spécialiste de l’habitat insalubre. "Le bail [de Serenity] n’est pas conforme au contrat type de location de logement meublé. Par exemple, il indique qu’en cas de congé le loyer sera dû jusqu’à la fin du mois civil en cours !" Contacté à plusieurs reprises, Hubert B. a toujours refusé nos demandes d’interview.
Pour Florence Briol, présidente du Centre d’information sur les droits des femmes et des familles de la Vienne, "ces marchands de sommeil profitent de la détresse de personnes déjà sous l’emprise d’un réseau". La quasi-totalité des nigérianes que nous avons rencontrées sont sommées de rembourser une dette de l’ordre de 40 à 50 000 euros. Leur famille restée au pays est également menacée de mort.
Alors même que les biens de ces trois propriétaires devaient être saisis à la suite de la vague d’arrestation de mars, des prostituées logent toujours dans certains de leurs immeubles. "Notre priorité doit être de les reloger", plaide Florence Briol. Son association, agréée par l’Etat pour mettre en place des parcours de la sortie de la prostitution dans la Vienne, presse la préfète d’agir : "Comment voulez-vous que ces femmes quittent le trottoir, si elles ne savent pas où elles dormiront le soir-même ?"
Lize a réussi à échapper aux griffes de ses proxénètes, contrairement à beaucoup de ses compatriotes. Aidée par une association, elle reste dans l’attente d’un logement où elle pourra reconstruire sa vie.
(*) Les prénoms ont été changés.
Des femmes sous la coupe d’une mafia religieuse
Supreme Eiye Confraternity (SEC). Ce nom aux allures de communauté évangéliste est devenu synonyme d’exploitation sexuelle. Une enquête documentée du JDD, publiée dans son édition du 26 mars, décrypte les réseaux de cette mafia qui s’étendent du "Nigéria jusqu’aux trottoirs de l’Europe". Son business a explosé depuis l’éclatement de la Libye, porte ouverte sur la Méditerranée."Auparavant, la SEC se chargeait uniquement de l’acheminement des filles en Europe, indiquait à l’hebdomadaire le commissaire Jean-Marc Droguet, patron de l’OCRTEH. Aujourd’hui, elle s’est directement greffée sur l’exploitation, ce qui alourdit encore le remboursement avec des méthodes de plus en plus violentes." Au niveau national, les Nigérianes constitueraient désormais la majorité des 10 000 prostituées de rue, selon l’OCRTEH.