Scènes - La complexité du désir des Femmes de Barbe Bleue au théâtre Paris-Villette

Le conte de Perrault est connu. Son secret caché derrière la porte a traversé les siècles. Mais des femmes emportées par leur curiosité, on ne sait presque rien. Lisa Guez les met en scène et propose un spectacle audacieux .

Valentine (Krasnochok), Anne (Knosp), Nelly (Latour), Jordane (Soudre) et Valentine (Belledone en alternance avec Mathilde Panis) - cinq trentenaires aussi diverses qu'emplies de désir. Elles portent sur scène leur propre prénom. Toutes se sont retrouvées face à un homme à la Barbe Bleue. Quatre sont déjà mortes. La cinquième pourra-t-elle survivre à l'épreuve qui l'attend ?

Chacune doit se défaire de son "Barbe-Bleue"

La metteuse en scène Lisa Guez a choisi ces cinq comédiennes pour leurs différences et leurs complémentarités. Ensemble, elles se sont d'abord lancées dans un exercice d'improvisation. De cette écriture collective est né le texte de la pièce Les Femmes de Barbe-Bleue, à découvrir en ce moment sur la scène du théâtre de Paris-Villette, porte de Pantin.

Dans un entretien avec TV5 Monde, Lisa Guez explique explorer dans cette pièce les limites de ce schéma qui, selon elle, est le terreau de l'emprise dans une relation de couple : " J'ai eu envie de confronter cette matière à l'imaginaire de cinq comédiennes que je connaissais bien. Je leur ai demandé à chacune d'imaginer le trajet d'une femme de Barbe Bleue, version contemporaine, en apportant, non pas un vécu qui aurait pu être le leur, mais leur énergie propre. Je leur ai demandé de se "fictionner", de partir de leur vie imaginaire pour tisser "leur" femme de Barbe Bleue. C'est pourquoi elles portent, dans le spectacle, leur vrai prénom dans la vie."

Lisa Guez prend donc le conte La Barbe-Bleue à revers afin de donner la parole à ces femmes, via leur fantôme de victimes revenues en scène. C'est sur la version instrumentale de Bonnie and Clyde qu'elles déboulent sous les yeux du spectateur. Nous connaissons leur destin tragique, nous saurons maintenant comment elles vécurent, dans quelles circonstances elles sont mortes. Chacune d'entre elles s'est retrouvée bien confuse face à l'injonction contradictoire du mari : je te donne et t'interdis tout à la fois. L'épouse n'a alors d'autre choix que d'ouvrir la porte close avec la petite clé qu'il lui a confiée - et de vivre sa liberté jusqu'à ce que mort s'en suive.

Aucun homme sur scène

La figure dangereuse du mari n'est jamais incarnée dans ce spectacle par un acteur. Elle est toujours jouée par une des comédiennes. En excluant la Barbe-Bleue du décor nu du plateau pour se concentrer sur ses épouses, la forme devient audacieuse, celle d'une réunion à la manière d'un groupe d'entraide par la parole.

Les quatre femmes, vêtues de bleu, font face aux spectateurs, assises sur une chaise. Tour à tour, chacune d'elles va raconter aux autres comment elle a cru rencontrer l'homme idéal, et surtout comment la relation amoureuse a évolué jusqu'au paroxysme du tragique interdit.

Revivre la scène traumatique pour mieux faire face à son agresseur, un principe thérapeutique cathartique bien connu. Grâce à une complicité toute en sororité, chacune va donc chercher la force de rejouer la scène du retour de la Barbe-Bleue, surmonter la peur et trouver une autre fin possible pour espérer échapper à la mort.

Jordane - En face de toi, tu as qui ?

Nelly - Barbe-Bleue

Jordane - Barbe-Bleue, qui est ?

Nelly - Mon mari !

Jordane - Oui donc tu es ?

Nelly - Sa femme !

Jordane - Oui donc tu es son ?

Nelly - Epouse !!!!

Jordane - Oui mais tu es son égale surtout. Oui son égale. Alors tu le regardes droit dans les yeux. Tu t’affirmes. Tu l’affrontes.

Qu'elles le nomment Monsieur Bleue, BB ou même le Viking glabre, peu importe : il s'agit de trouver un moyen d'aider la cinquième potentielle victime à échapper à l'emprise psychologique exercée par l'époux, et donc au féminicide.

Un quintet troublant

L’intrigue se déroule en effet dans une zone grise, dans un moment où tout est encore possible parce que l'au-delà de la mort, où se trouvent les quatre victimes, entre en résonance avec le présent de la cinquième épouse. Ce qui se construit peu à peu dans le dialogue entre les fantômes des épouses tuées, c'est l'émergence des points communs qui existent entre leurs situations.

De ces confrontations de points de vue naîtra un chant qui accompagnera la dernière des épouses vers le chemin de la libération. Pas de sœur Anne, en effet, dans le dénouement de ce spectacle, pour guetter l'arrivée de sauveurs de sexe masculin - ces frères qui chevauchent " dans le soleil qui poudroie et l'herbe qui verdoie", comme l'écrit Charles Perrault. Mais la naissance d'un esprit critique et réactif, fondé sur une sorte de transmission inconsciente des tragédies précédentes. Une porte salutaire vers un destin plus maîtrisé, même si marqué lui aussi par la violence.

Sous le vilain défaut de la curiosité, la question du désir

Le conte de Charles Perrault se prête à plusieurs niveaux d'interprétation. Sous la mise en garde contre le défaut de la curiosité - apanage des femmes une invention de Perraut - se cache en fait une interrogation sur le désir, la "tentation sexuelle". Second niveau de lecture mis en évidence par Bruno Bettheleim dans son célèbre essai sur la Psychanalyse des contes de fée et qui sert de point de départ à Lisa Guez dans la version moderne qu'elle nous propose.

En quoi la figure masculine de Barbe bleue, inquiétante et dominatrice, peut-elle attirer inconsciemment les femmes ? Qu’est-ce qui fait qu'une femme accepte de jouer « la proie » lorsqu'elle est en couple ? A quel moment le désir, subtil mélange de terreur et de jouissance, franchit-il la frontière de la violence ?

Lisa Guez précise : " Aujourd'hui où tout a été bousculé, les femmes sont fragilisées. Il y a un retour au traditionalisme et au désir de trouver des sens univoques à suivre. Ce fantasme crée un terrain favorable à l'emprise, en amour, au travail, comme dans tous les rapports."

Dans le récit des personnages présentes sur scène, la frontière bourreau-victime s'avère de fait souvent trouble, le désir apparaît empreint de peurs. La metteuse en scène affirme : " Ces femmes-là, Je les comprends, je les connais. Elles ne sont pas fragiles, certaines sont puissantes ; mais n'importe laquelle peut, à un moment donné, tomber dans ce piège "co-construit"."

Partout où il a été joué, le spectacle a connu le succès qu'il mérite. Il a aussi reçu le prix du jury et le prix des lycéens à l'occasion de la onzième édition du festival Impatience en 2019.

Bon à savoir : Cette pièce a reçu le prix du jury et le prix des lycéens lors de la 11ème édition du festival Impatience en 2019, consacré au théâtre émergent pour un public jeune. Un palmarès brulant d'actualité.

Les Femmes de Barbe Bleue une écriture collective dirigée par Lisa Guez, mise en forme par Valentine Krasnochok au théâtre de Paris-Villette jusqu'au 30 mars 22.

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