Dans le documentaire « Chemsex : accros au sexe sous drogues », la réalisatrice Léa Ménard est allée à la rencontre d’usagers qui racontent leur descente aux enfers. La recherche d’un plaisir exacerbé par des produits peut virer à l’addiction aux drogues. Également témoin dans le film, Fred Bladou, référent Chemsex à l'association AIDES, est en première ligne pour tenter de prévenir les risques auprès des "chemsexeurs".
Fred Bladou, vous intervenez dans le documentaire qui sera diffusé ce jeudi sur France 3 Paris Ile-de-France et déjà visible sur france.tv/idf. À quel moment dans votre parcours professionnel dédié à la prévention du VIH avez-vous été confrontés au chemsex?
Les premiers gays ayant recours à de nouveaux produits de synthèse avec un objectif sexuel date d'une d'une quinzaine d'années. Mais l'explosion de la pratique, aujourd'hui majoritairement dans la communauté gay, remonte à sept ans environ. Quand nous avons été contactés par certains usagers qui s'injectaient des produits en intraveineuse pendant des rapports sexuels, on s'est dit à AIDES qu'on risquait d'avoir une explosion du VIH et qu'il fallait qu'on s'empare du sujet. Aides est par ailleurs engagé depuis les années 90 sur la réduction des risques pour les usagers de drogue donc il était normal qu'on se positionne sur la question.
" Le phénomène ne va pas être enrayé. On doit travailler à renforcer les compétences des usagers pour se protéger afin d’éviter des hospitalisations et éviter aussi le développement trop rapide de conduites addictives".
Fred Bladou, association AIDES
Quelles sont les actions de prévention possibles ?
Il faut distinguer trois volets dans la prévention. Il y a d'abord des programmes de réduction des risques sexuels. On va insister sur le préservatif et les gestes de prévention, mais on est lucide : quand des gens sont en sex-party pendant des heures et des heures, l'usage du préservatif est oublié assez facilement. On travaille également sur la prévention biomédicale avec les traitements préventifs. Nous faisons en sorte que toutes les personnes infectées par le VIH soient suivies et traitées de manière à ce qu'ils aient des charges virales indétectables pour éviter de nouvelles contaminations. Sur les infections sexuellement transmissibles, on travaille évidemment sur les dépistages fréquents tous les trois mois pour la syphilis, les chlamydioses et les autres MST, avec des traitements immédiats.
Sur le plan de la réduction des risques de drogue, on va échanger les seringues, on produit à AIDES des expertises sur les produits en circulation, sur les dosages, les manières les moins mauvaises de les consommer pour éviter de se retrouver en G-hole (perte de conscience pouvant aller jusqu'au coma), en K-hole (état de dissociation), ou de faire une intoxication par surdose. On doit travailler à renforcer les compétences des usagers pour se protéger afin d’éviter des hospitalisations et éviter aussi le développement trop rapide de conduites addictives. Car une fois que ces gens sont accros aux produits et au chemsex, c’est beaucoup plus long pour en sortir. Ces produits peuvent être dangereux, comme n’importe quelle drogue, l’alcool en tête. On doit travailler en amont sur l’éducation des usagers
Une fois qu’on a parlé de prévention sexuelle et de réduction de risque de drogue, le troisième point est l’orientation vers le soin, le plus vite possible. C’est le message qu’on veut faire passer à AIDES : si vous êtes chemsexeur, n’hésitez pas à aller voir une association. Le pire dans ces situations est l’isolement. Un usager qui va consommer seul pendant des mois, on n’a pas le temps de prévenir et on récupère les gens dans un état catastrophique. À AIDES, on essaye de mettre en place des lieux d’accueils spécifiques sur tout le territoire français pour les chemsexeurs afin qu’ils viennent parler de leurs pratiques.
Vous avez assisté à l’avant-première du documentaire, tout comme Jean-Luc Roméro-Michel (*), l'adjoint à la ville de Paris qui lui aussi témoigne devant la caméra. Comment avez-vous trouvé ce film ?
J’ai adoré l’angle choisi, celui de faire parler les usagers. Parce que souvent le traitement médiatique des chemsexeurs les infériorise. On dit en gros « ils sont drogués, ils sont idiots et ils ne sont pas en capacité de parler ». On l’a vu dans le traitement de faits divers sur les chaines infos où finalement la terre entière était invitée à s'exprimer sur le sujet avec des psychiatres ou des psychologues, mais sans donner la parole aux chemsexeurs. En France, on a le problème ne pas laisser les premiers concernés s’exprimer. Ce sont vraiment les infantiliser et ça ne permet pas de mettre en place des stratégies de santé publique. Il n’y a qu’en écoutant les usagers qu’on sait ce qu’on doit faire. La réalisatrice s’est débarrassée de toute approche morale et sensationnaliste, c’est extrêmement respectueux pour les usagers et les minorités de genre.
Pensez-vous que ce phénomène va prendre de l’ampleur ou peut-il être enrayé ?
Il ne sera pas enrayé. Le chemsex est considéré aujourd’hui comme une réelle pratique sexuelle chez les gays, comme quand on cherchait un partenaire pour du BDSM ou autre chose, maintenant, on cherche pour le chemsex. C’est passé d’une pratique totalement anecdotique dans certains milieux à une pratique beaucoup plus généralisée en termes d’âge, de population ou de public. Il n’y a plus de profil type. Cette pratique est bien ancrée et elle répond à beaucoup de choses : des injonctions à la performance, l’homophobie structurelle. On ne devient pas chemsexeur du jour au lendemain sans que sa psyché ou sa construction psychologique personnelle n’aient pas été exposées parfois à des traumas.
Je ne vois pas du tout la pratique s’arrêter, même si ce n’est pas encore en population générale. Il y a probablement des hétérosexuels qui s’y adonnent également. Par ailleurs, les produits sont très faciles à se procurer. Mais je veux aussi être rassurant : dans le documentaire sont interviewés des gens qui s’en sont sortis. On a toujours un discours très sombre sur cette question alors que tout le monde ne meurt pas, tout le monde ne développe pas des conduites addictives, tout le monde ne perd pas son travail. Il faut arrêter avec le côté sensationnaliste qui nous empêche de travailler correctement. On peut se protéger des contaminations même quand on est chemsexeur, en faisant gaffe, on peut éviter les conduites addictives, il y a des services hospitaliers formés pour la prise en charge des chemsexeurs… on peut s’en sortir ! Surtout, il ne faut pas rester seul avec sa consommation. Il faut parler et venir nous voir.
(*) : Jean-Luc Roméro-Michel sera ce jeudi l'invité de ICI 19/20 avec Marlène Blin et Jean-Baptiste Pattier.