Contraints au confinement, tous les acteurs du spectacle vivant, comédiens, techniciens, de la région voient leurs projets s’effondrer. Au-delà de l’aspect économique, il y a la perte de tous les repères qui jalonnent leurs vies. Et qui les font exister.
Au téléphone, sa voix est voilée. Par la tristesse, le dépit. Katia Grange est comédienne. Elle vit au Mans.
Dans quelques jours, les 16 étudiants avec lesquels elle travaillait, autour du roman de Laurent Gaudé, "Eldorado", devaient monter sur scène. "On préparait un moment théâtral de 15 minutes environ, dans la perspective d'une soirée de présentation des travaux des ateliers de pratique artistique proposés par le service culture de l'Université".
"C’est comme si tout avait explosé en vol, comme si rien de ce que nous avions fait ensemble n’avait existé. Mon regret, au-delà de l'annulation de la présentation publique, est que nous n'aurons pas l'occasion de trouver un temps pour nous réunir, d'être en présence les uns des autres pour conclure cette aventure humaine et artistique".
Dans un premier temps, il était question de les reporter… Mais au train où vont les choses, il est plus que probable qu’ils seront purement et simplement annulés.
Parallèlement à ces activités contractuelles, Katia préparait un concert spectacle. Avant le 16 mars, elle n‘avait pas forcément le temps et l’énergie pour se consacrer pleinement à son écriture. Aujourd’hui tout est différent.
"Évidemment ça ouvre des perspectives énormes pour les projets plus personnels, un vrai temps de vagabondage, de divagation, de gestation à domicile, dit-elle, c’est une plage inespérée pour avancer quand on prépare un spectacle solo".
"Le temps de création est toujours de l’ordre de l’immersion. Et souvent, c’est ce temps-là qui manque, mais, ajoute la comédienne, l’écriture, n’est qu’une étape dans le processus. Ce spectacle, je devais le travailler sur scène lors d’une résidence. C’est toujours un moment fort, les premières fois sur un plateau. C’est là que se règlent les lumières, le rythme, l’occupation de la scène… C’est à ce moment-là aussi qu’on reçoit les premiers retours artistiques, et qu’on mesure si ce qu’on a imaginé, seule chez-soi, vaut la peine d’être montré ! Une résidence de création ne donne pas obligatoirement lieu à une ouverture publique. Néanmoins, quand cette première confrontation est prévue, elle est précieuse pour la suite du projet".
Cette étape-là, Katia ne sait pas quand elle pourra la vivre. Et c’est cette incertitude qui lui est en ce moment difficile à admettre et à vivre.
Assignées à résidence…mais pas en résidence
"Moi ce que j’aime dans ma vie, et dans mon métier de comédienne", explique Katia, "c’est travailler "en présence". L’image virtuelle, les relations à distance auxquelles je suis aujourd’hui contrainte ne me suffisent pas. J’ai besoin des gens en vrai. Quand on peut les toucher et leur postillonner dessus sans crainte !".C’est bien cela qui lui manque le plus aujourd'hui.
"Le spectacle vivant implique la co-présence physique des participants, qu'ils soient regardés ou regardants ajoute Gilles. Le principe de réunion en un même lieu est pour moi essentiel et indissociable du sens de la représentation, voire même de tout processus de création".
"On peut malgré tout, pendant cette retraite forcée, s'offrir et partager, via les réseaux sociaux, des temps de distractions : concert à domicile, lecture de textes, de poèmes, performances...etc, ajoute-t-il, ça aide, pour peu que l'on en ressente le besoin, "à passer le temps" et favorise les échanges culturels. Mais cela ne remplace pas pour moi le temps "Artistique" vécu ensemble".
Ce temps privilégié, de recherche et de confrontation qui n’existe plus, les comédiens ne sont pas les seuls à le regretter. Pour Cyrille Guillochon, régisseur et scénographe, notamment de la Cie NBA Spectacles, "le spectacle vivant se prépare avec du vivant... le principal se gère dans un espace commun, où la rencontre de corps et de voix d’interprètes avec le projet imaginé (textes, chorégraphies,...) fait émerger un spectacle, une histoire, des images, avec l'appui des lumières des espaces de jeu, des sons, des costumes".
Une réalité désormais impossible à assurer.
Une lumière au bout du tunnel qui s’éteint
Ce vendredi matin, Loïc est anéanti.Il se murmure que le festival d’Avignon n’aura vraisemblablement pas lieu. "La perspective du festival c’était la lumière au bout du tunnel. Avec Claudine Bonhommeau, ma collègue comédienne, On devait y jouer notre pièce "Qu’est-ce que le théâtre" dans le nouveau lieu de spectacle de la Région Pays de la Loire. On s’y prépare depuis janvier…et là…".Avignon n’est pas Wimbledon.
Impossible de reporter un événement estival comme celui-ci qui accueille en un mois plus de 100.000 spectateurs dans des espaces clos et en un mot…confinés.
"Et quand bien même, se désole Loïc Auffret, si le festival était maintenu, est-ce que le public acceptera de se retrouver enfermé dans les salles de spectacle ?…non, je n’y crois pas ".
Ce n’est pas tant une question d’argent qui ne rentrera pas dans les caisses de la compagnie, le théâtre de l’Ultime, qui l’inquiète, mais les répercussions que n’auront pas ces représentations à Avignon.
La compagnie basée à Bouguenais dans l’agglomération nantaise, n’a pas reçu de subventions pour la création de la pièce, mais un soutien du grand T et une aide à la diffusion pour le département de Loire-Atlantique.
Pour pouvoir jouer à Avignon, il faut d’abord se loger, Loïc et Claudine avaient trouvé-en cherchant bien et très en amont- un logement à 2500 euros pour le mois de juillet. Ils avaient avancé 1000 euros pour le réserver.
En tout, la compagnie comptait investir 20 000 euros pour le seul festival d’Avignon (salaires, logements, déplacements, communication…). Un énorme effort financier auquel les troupes, qui ont la chance d’être sélectionnées dans le OFF, consentent et ce, pour une bonne raison !
"Avignon, est une vitrine pour les compagnies de la région, comme la nôtre, poursuit-il. En général, quand on y joue, les retombées sont pour la saison N+1. En clair si nous y étions allés cet été c’était pour présenter la pièce à des professionnels susceptibles de programmer notre spectacle, en dehors des Pays de la Loire, en 2021-2022. ".
"Jusqu’ici, confie Loïc, j’essayais de rester positif, mais là franchement…c’est l’essence de nos métiers, notre avenir même qui est compromis …ça me coupe les pattes".
Ne pas avoir de dates, de perspectives, c’est avec le fait de ne pas pouvoir être sur scène, ce qu’il y a de pire pour ces artistes.
On est en stand-by sur tout…c’est l’inconnu total
Freddy Mazet, comme Katia, Gilles ou Loïc voit sa saison s’effondrer, les dates prévues annulées ou reportées. Il est comédien, artiste de rue, l’un des fondateurs de la Compagnie nantaise Maboul Distorsion."Moi, je suis dans une année de création de spectacle avec des répétitions, des résidences. Avec le confinement, j’ai 3 résidences, prévues jusqu’en mai, qui tombent à l’eau.
Du coup, on ne peut pas répéter ce spectacle dont la première est prévue pour novembre. On prend un gros retard, on travaille avec un belge qui est bloqué en Belgique…"
"Le PAN (Pôle des Arts Nomades) où est ma Compagnie, est fermé. Du coup les salles de répétition aussi… avec la Cie Maboul Distorsion, on a 3 spectacles sur la route, y’avait pas de date ce mois-ci mais ça devait commencer le mois prochain".
"Si, tous les festivals de promotion comme Chalon dans la rue, Aurillac ou Le Mans fait son cirque, sont annulés aussi, là pour le coup ça va être très compliqué pour l’année prochaine.
Si les festivals de cet été sont pliés ça veut dire que toute l’année prochaine est foutue. Ce sont sur ces festivals que les programmateurs viennent faire leur marché et prévoir leur programmation pour la saison d’après".
Faute de pouvoir se projeter dans la saison qui commence, Freddy tente d’imaginer l’après-confinement.
"On a une force d’adaptation, y’a plein de choses qui sont possibles. Avec les copains du PAN (Pôle des Arts Nomades) on est déjà en train de se poser la question après confinement : est ce que l’on ne ferait pas une grosse programmation sur notre site ? Il faudra que l’on rebondisse. Mais on a l’impression de revenir 30 ans en arrière, si ça continue on va refaire du chapeau !"
Quel avenir pour le petit peuple de la culture ?
Tous les métiers du spectacle comme de l’audiovisuel sont évidemment touchés par la crise sanitaire et le confinement qu’elle entraîne. Tous dans un même bateau…à la dérive.Freddy et sa femme Stéphanie Gouzer, relèvent tous deux du statut d’intermittent du spectacle. Elle, est maquilleuse pour la télé, mais elle se produit aussi en festival avec son institut itinérant "Vénus Gloire et Beauté". Les vaches maigres, le couple connaît. Habitués qu'ils sont à jongler avec leurs trois enfants et des revenus modestes. Alors évidemment, la question financière est cruciale en cette période.Comme tous les comédiens et techniciens du spectacle vivant et de l'audiovisuel, leur rémunération dépend des compléments Assedic qui leur sont versés chaque mois. Pour bénéficier de ce statut il faut avoir cumulé 507 heures de travail, payés en cachets dans l’année qui précède l’exercice en cours.
"Nous heureusement on a des Assedic qui tombent tous les mois, raconte Stéphanie. Mais c’est moins que si l’on avait travaillé et du coup ça ponctionne dans nos heures. Quand on va être en étude de droits, notre taux horaire va chuter, mais j’attends de voir, ce qui va être mis en place et surtout comment et sur quels critères".
Dans cette filière, où les heures perdues ne se rattrapent pas. Les artistes espèrent que l’institution acceptera de "geler" la période de confinement et reporter les droits acquis l’année prochaine.
Martin Gracineau, ingénieur du son pour l’audiovisuel et le cinéma partage le même dépit, les mêmes questions que ses collègues. "Le coup est dur, mon activité est par nature imprévisible mais là, comme pour tout le monde dans le milieu c’est le grand vide. Rien de prévu, rien de rien".
L’avenir, pour eux se présente comme un trou béant qui se remplit jour après jour d’incertitudes et d’angoisses. Et d’un immense sentiment d’impuissance. Car comment continuer à être, à vivre, à travailler quand on dépend du désir de l’autre, de ses moyens aussi…
"L’enjeu principal pour tous les intermittents c’est ce pouvoir continuer le métier à long terme et pour ça, la condition sine qua non, c’est de pouvoir continuer à bénéficier des allocations chômage Plusieurs choses ont déjà été faites, mais cela ne sera pas suffisant. La mesure la plus importante, le gel de la période de confinement du point de vue de Pôle Emploi ne répond ni à l’extrême diversité des situations individuelles ni à la quantité de travail annulé qui ne sera jamais récupéré. La seule mesure qui serait efficace, c’est la reconduction automatique des droits au chômage au prochain épuisement des droits et ce dans les mêmes conditions".
"Sans compter, ajoute Martin, qu’il faudra aussi soutenir les entreprises qui nous font travailler, souvent de très petite taille et très fragiles. Il faudra des mesures spécifiques pour toutes ces boites au profil souvent atypique afin qu’elles survivent".
Des signes donnés par les responsables de la culture en France, le ministère de la culture ou les conseils régionaux semblent aller dans ce sens. Tous les artistes contactés ont reçu de la part des structures avec lesquelles ils travaillent (les compagnies, les théâtres) des promesses leur assurant que les cachets prévus mais non effectués pour cause de confinement seront payés et déclarés.
Une première prise en compte des difficultés que les professionnels, mais pas suffisante selon Martin "sans reconductions de nos droits acquis au chômage c’est tout le tissu des professionnels de la culture et les structures, assos ou entreprises, qui font vivre le secteur qui risque d’être décimé. Ça peut disparaître en quelques mois, et ça mettra des années à se reconstruire. C’est la vitalité du spectacle vivant et enregistré qui est en cause!".
Dans ce domaine qui, comme beaucoup d’autres en ce moment, ne sont pas considérés comme essentiel, les artistes et leurs syndicats estiment qu’il leur faudra exercer une vigilance accrue afin que le modèle de soutien à la culture perdure au-delà de la crise.
"Espérons, indique Gilles, qu’à l’issue de cette période, on prenne conscience de la nécessité de donner de véritables moyens au service public. Et que l'on privilégie la chose commune au clientélisme".