Trop longtemps sous la tutelle juridique et économique de leurs époux, ces militantes de la première heure, livrent le récit intime d’une conquête restée dans l’oubli de l’histoire de l’émancipation des femmes, pour passer de l’invisibilité sociale à la reconnaissance pleine et entière
En 1971 à l’initiative du MLF (Mouvement de Libération des Femmes), les femmes battent le pavé à Paris et dans les grandes villes. Banderoles, slogans et chants : la cause des femmes s’invite durablement dans l’espace médiatique et dans la société.
À la même époque dans les campagnes, pas de MLF, pas de grand rassemblement, mais un combat a pourtant commencé depuis l’après-guerre. Une lutte invisible, sans relais politique ni médiatique. Une lutte rendue difficile par une culture patriarcale profondément ancrée qui entrave toute velléité de changement.
Au temps des grandes revendications féministes des années 70, il n’y a pas d’agricultrices. Il n’existe au mieux que des femmes d’agriculteurs. Des corps au travail. Pour obtenir un statut d’agricultrice, c’est-à-dire de cheffe d’exploitation, mais aussi bénéficier de droits égaux à ceux des autres femmes, il leur aura fallu 60 ans.
Petite-fille d’agriculteurs, la réalisatrice Delphine Prunault a pris les petites routes pour recueillir le témoignage des combattantes rurales de l’émancipation féminine. De sa grand-mère Denise dont la photo sur le tableau de bord l’accompagne tout au long de son enquête, elle garde le souvenir d’une femme abattant le travail d’un homme tout en s’occupant des tâches domestiques, sans s’apitoyer. Sans reconnaissance ni existence légale bref, une travailleuse clandestine comme tant d’autres.
Je me sentais écrasée, j'étais le bouche-trou
Micheline Marcusse, 91 ansAgricultrice
Ce que confirme Micheline Marcusse dite Michou, 91 printemps, regard vif, verbe haut et accent des Landes. On est en 1950. "Quand le recenseur est venu, il me dit : " Pour vous, j’indique "sans travail". Je lui ai répondu qu’il devait plutôt écrire "Cent travail" : je suis mère de famille, je soigne des poulets, je travaille à la vigne, ce n’est pas un métier ?"
Figure du combat des femmes dans l’agriculture, Michou a connu le poids écrasant d’une tradition patriarcale qui s’imposait à toutes. Elle et son mari passent leurs quatre premières années de mariage chez ses beaux-parents dans une cohabitation forcée qui reste la norme dans les années 50. Belle-fille, elle doit être disponible pour tout, n’a le droit de rien dire, et doit demander le moindre sou à son beau-père. " Je me sentais écrasée, j’étais le bouche-trou".
Mais il y a les rencontres avec les jeunes catholiques du village, réunis dans le mouvement des JAC, les Jeunesses Agricoles Chrétiennes, animées par des prêtres progressistes. À Micheline et Jean son mari, l’un d’eux dit : "partez". Le couple trouve refuge dans l’une des métairies abandonnée des beaux-parents et commence à vivre sa vie. Et Micheline commence à militer.
Des femmes au travail sans statut ni protection
Ce syndicalisme agricole catholique qui structure la jeunesse rurale de l’après-guerre donnera naissance plus tard au CNJA et la FNSEA. Il a un rôle déterminant en posant le premier la question de la place des femmes dans la société rurale. À l’instar de Michou, les militantes investissent les instances, se forment à la comptabilité, participent à des voyages d’étude, jouent un rôle moteur dans la révolution de l’habitat.
Ma mère n'avait pas de numéro de sécurité sociale, elle avait celui de mon père
Marie-Paule MéchineauAgricultrice et militante
Mais la JAC n’est pas la seule organisation déterminée à faire entrer la modernité dans les exploitations. Au tournant de 1968, le mouvement des Paysans Travailleurs qui deviendra 20 ans plus tard la Confédération Paysanne donne de la voix. Durant les grandes manifestations, dès avant mai à Nantes, agriculteurs et ouvriers défilent ensemble. Dans le cortège, Marie-Paule Méchineau fille d’agriculteur, aînée de 10 enfants. "Ma mère n’avait pas de numéro de sécurité sociale, elle avait celui de mon père" confie-t-elle à Delphine Prunault. "Elle n’avait pas d’existence sociale. Mon rêve à moi, c’était de partir, de faire des études, je ne voulais pas rester dans ce milieu-là".
Bachelière en 1967, Marie-Paule décide d’aller à la fac à Nantes. "Mon père m’a dit que c’était pour les fils de bourgeois pas pour les filles de paysans. Il n’avait pas tort à l’époque, on était 3 % d’enfants d’ouvriers ou de paysans à fréquenter la fac".
1968 a ouvert le couvercle de la marmite. "Le mouvement m’a appris qu’on pouvait changer les choses, il y avait des syndicats paysans qui discutaient avec les syndicats ouvriers. J’y ai rencontré de jeunes paysans attentifs à ce que leurs compagnes ne soient pas leurs esclaves". Marie-Paule devient avant ses 20 ans la militante féministe qu’elle est toujours aujourd’hui, avec sa maigre retraite d’agricultrice de 820 euros mensuels.
Les années 70 et 80 voient en action deux modes de combat pour les droits des femmes dans l’agriculture complémentaires, mais distincts, pour ne pas dire opposés politiquement. Celui hérité du syndicalisme catholique porté par le CNJA et la FNSEA, résolu à faire avancer la cause des femmes sans remettre en cause les fondamentaux d’un modèle agricole dont l’idéal de modernité est entrepreneurial et mécanisé; un autre résolument ancré à gauche, sensible à d’autres combats et pour qui l’émancipation de la femme dans l’agriculture est l’une des conditions d’un autre rapport à la terre, dans une vision écologique et sociale.
Sur le terrain, dans les exploitations, la réalité est nuancée. Le désir d’indépendance cohabite avec une longue tradition de docilité. Quand la gauche arrive au pouvoir en 1981, les "femmes de la terre" comme les désigne joliment Delphine Prunault sont toujours des travailleuses sans statut, des épouses sans protection sociale, et des mères.
Le complexe de n'avoir pas fait d'études
Elles partaient de plus loin que les autres pour la conquête de leurs droits, ont souffert de mépris de classe, et ont été les oubliées des grands mouvements féministes incarnés par des figures urbaines et éduquées. Micheline Marcusse en fait le constat avec une pointe de rancœur : "les femmes du MLF parlaient très bien, je faisais le complexe de n’avoir pas fait d’études". Dans un extrait du documentaire "La part des gens" que lui a consacré Bernard Dartigues en 1983 et que reprend Delphine Prunault dans son film, on découvre une jeune Michou qui remue ciel et terre pour faire passer le permis de conduire à des dizaines de femmes afin qu’elles ne dépendent plus de leurs maris pour se déplacer. Un militantisme au service de changements concrets qui s’enracine dans l’observation et le vécu.
Ce complexe de la prise de parole, une agricultrice bretonne va le surmonter. Éleveuse de porcs, Anne-Marie Crolais s’est imposée à la tête du CNJA de Bretagne et publie en 1982 avec la journaliste Nicole Du Roy "L’agricultrice" (Ramsay). Un récit qui lui vaut d’être invitée par Bernard Pivot sur le plateau de l’émission littéraire "Apostrophes" "Je ne voulais pas faire honte aux agricultrices, être à la hauteur".
Sur l’exploitation, un tracteur vieux de 30 ans était mieux assuré que moi en cas d’accident !
Anne-Marie CrolaisAgricultrice et responsable syndicale
Anne-Marie Crolais va incarner la lutte des femmes au tournant décisif des années 80. Si leurs droits ont progressé timidement sous la présidence Giscard d’Estaing et au début de l’ère Mitterrand, agricultrice reste en 1983 un état matrimonial et non un métier. "Sur l’exploitation, un tracteur vieux de 30 ans était mieux assuré que moi en cas d’accident !".
Dans un milieu enivré au "produire plus" et à la mécanisation, l’argent passe d’abord dans le matériel. " L’assurance et la retraite pour l’agricultrice apparaissent alors comme un coût supplémentaire pour de nombreux hommes" se souvient Anne-Marie Crolais, qui insiste sur la nécessité pour les femmes de prendre leur place sans attendre qu’on la leur donne. "Un homme ne laissera jamais sa place ni en politique, ni dans les syndicats agricoles, ni dans les chambres consulaires. Si on veut le pouvoir, on y va, on ne gémit pas".
Le tournant du congé maternité
Ce sont les militantes des syndicats minoritaires de gauche, ancêtres de la Confédération Paysanne qui vont faire avancer la cause des femmes de façon spectaculaire en 1986. Et la Nantaise Marie-Paule Méchineau était de celles-là. La gauche, encore au pouvoir pour quelques mois est preneuse de symboles. Marie-Paule et ses camarades parviennent à convaincre la Ministre Yvette Roudy de faire un geste pour le congé maternité des agricultrices. Message reçu : les agricultrices auront droit à 8 semaines de congé maternité.
Une victoire, mais pas un aboutissement : depuis 1981, les autres professions avaient droit au double, soit 16 semaines. De manifestations en négociations, les années 80 et 90 verront les femmes de la terre acquérir les mêmes droits que les autres. Une longue marche effectuée à petits pas : l’égalité intégrale des droits entre hommes et femmes dans l’agriculture ne remonte qu’à 2010. Quant au congé maternité égal pour toutes les femmes, salariées, indépendantes et agricultrices, il n’est instauré qu’en 2019, autant dire hier.
Tout n’est pas résolu pour autant. Interrogée par Delphine Prunault, Christiane Lambert Présidente de la FNSEA, éleveuse dans le Maine-et-Loire, et première femme à occuper cette fonction, constate qu’on n’a pas encore atteint le seuil de 25 % des exploitations agricoles dirigées par des femmes. "Trop de femmes capitulent encore" dit-elle. Côté mentalités, ça progresse, même si elle confie encore croiser des hommes qui ne parlent pas des femmes, mais des "bonnes femmes".
Sur la route de son film "Moi, agricultrice", Delphine Prunault a rencontré des jeunes femmes d’aujourd’hui. Leur témoignage est tout en gratitude pour le combat mené par les générations des grand-mères et des mères. Cécile de Saint-Jan, éleveuse en Bretagne, a fondé un GAEC avec son mari Anthony. "J’ai vu mes parents se lever tôt le matin pour perdre de l’argent" raconte-t-elle. Souvenir d’une enfance rurale qui n’a rien eu d’insouciante au fil des crises, et qui a forgé sa détermination.
"Moi, je n’attends pas qu’on me donne la parole, je la prends. Mais dans le milieu, trop de femmes sont isolées et n’ont pas la chance d’être écoutées comme je le suis, j’en suis consciente. Alors les demandes de stage à la ferme venant de filles, je les honore toutes !"
La fierté de ce qu’accomplissent au quotidien les agricultrices d’aujourd’hui n’entame pas leur modestie. Comme Nadège, mère de 3 enfants qui dirige seule son domaine viticole en Anjou et s’est lancée dans le négoce, ou comme Monique, Madeleine et Marie-Hélène en Vendée, qui ont monté à trois leur élevage de brebis.
Marie-Hélène, qui s’est installée seule à 24 ans avec un enfant, livre une anecdote qui symbolise à elle seule 60 ans de combat pour l’indépendance et contre les préjugés : "Un jour, mon voisin m’a dit : on n’aurait pas cru que tu y serais arrivée. Cela veut dire qu’il m’a regardée m’échiner tous les jours sans jamais proposer son aide. Atteler un outil, ça me prenait parfois 30 minutes quand les gars mettaient 5 minutes. J’ai trouvé des astuces pour porter des sacs de 50 kilos. Oui, j’ai beaucoup pleuré. Et à ce voisin, j’ai pensé lui dire : tu m’as vu pleurer, parfois ne pas y arriver, mais j’ai réussi."
"Moi agricultrice", un documentaire de Delphine Prunault, en co-production avec Galaxie Presse - LCP - France 3 Pays de la Loire à voir jeudi 23 février à 22h40 sur France 3 Pays de la Loire.
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