Que reste-t-il de l'esprit du 11 janvier ? C'est la question qui agite les médias et les intellectuels depuis quasiment le lendemain de l'immense mobilisation des Français à travers le pays. C'est aussi la question que se posent Serge Lehman et Gess dans cet album paru chez Delcourt. Interview.
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Il a le format d'un roman mais celui-ci est graphique. "L'esprit du 11 janvier" a été écrit durant l'été 2015 par le scénariste Serge Lehman puis mis en images par le dessinateur nantais Gess. La dernière planche de l'ouvrage a été envoyée à l'éditeur le 12 novembre dernier. Le lendemain, le Bataclan, le Stade de France et les terrasses des 10e et 11e arrondissements étaient attaqués.
Que reste-t-il de l'esprit du 11 janvier, de cette unité du peuple français affichée lors de cette immense mobilisation à travers le pays? C'est à cette question que tente de répondre Serge Lehman dans une réflexion qui prend une autre dimension avec les attentats du 13 novembre. "Les morts de novembre ne sont pas différents de ceux de janvier", peut-on lire en préface, "ils incarnaient une même idée de la société et c'est pourquoi ils ont été pris pour cible".
Vous ouvrez l'album en affirmant que le 11 janvier est mort. Que sa vie posthume peut commencer. C'est un point de vue assez difficile a entendre. C'est vraiment ce que vous imaginiez au moment d'entreprendre la rédaction du livre ?
Serge Lehman. Les journaux ont commencé à titrer sur la mort du 11 janvier trois jours après la marche. Je n’ai rien imaginé, je me suis simplement servi de ce fatalisme comme d’un point de départ.
Votre point de vue est plus optimiste dans les dernières pages. Vous parlez du 11 janvier comme d'un petit miracle, une communion du peuple français. C'est ce que vous en retenez finalement ?
Serge Lehman. C’était un miracle civique, politique et moral. Un peuple qui se comporte comme une personne. Je pensais que ce genre de choses appartenait aux livres d’Histoire.
Est-ce que les attentats du 13 novembre ont changé votre vision des choses ?
Serge Lehman. A cause de l’état d’urgence, il n’a pas été possible de se retrouver en masse mais les gens ont inventé autre chose : une circulation permanente, continue, sur la place de la République, pendant un mois. Une sorte de marche étalée dans le temps. Le soir de l’attentat, il y a eu le hashtag # Portes Ouverte. Les jours suivants, on a vu des réactions splendides, comme la lettre d’Antoine Leiris à Daech, « Vous n’aurez pas ma haine », ou la déclaration de Danielle Mérian. Tout ça est dans la droite ligne du 11 janvier et c’est une bonne nouvelle. L’esprit vit.
Pourquoi ce livre finalement ? Et pourquoi ce sous-titre d'enquête mythologique ?
Serge Lehman. En juillet, quand je me suis mis au travail, on était retombés dans l’ornière. La politique avait « repris ses droits », comme on dit. Tout était redevenu médiocre, nul. J’ai écrit le livre parce que j’étais en colère. Il fallait que ça sorte et ce qui est sorti, c’est une lecture du 11 janvier comme mythe refondateur. Autant dire tout de suite au lecteur où il met les pieds.
Vous parlez des attentats, de la manifestation du 11 janvier, de Houllebecq, de Mitterrand, vous citez l'académicien Jean-Marie Rouart ou l'historien Pierre Nora... et puis vous évoquez soudainement ce qui aurait pu être un détail, une anecdote, la crotte de pigeon qui choit sur l'épaule du président de la République. Que représente pour vous ce signe ?
Serge Lehman. Le retour du rire, en plein deuil. Le rire version Charlie a une fonction politique : il tue la peur des puissants. Il suscite la colère, aussi. C’est le revers de la médaille. Qu’un pigeon s’oublie sur l’épaule du président au plus fort du deuil, et qu’il déclenche le fou-rire de Luz, on ne pouvait pas rêver d’un symbole plus parfait pour ce qui se jouait à ce moment-là.
Vous souvenez-vous précisément de ce que vous faisiez le jour de l'attaque contre Charlie?
Serge Lehman. J’étais chez moi, au travail. Je suis allé vérifier un détail de documentation sur google et j’ai vu passer l’info.
Avez-vous tout de suite mesuré l'ampleur de l'événement ?
Serge Lehman. Non, pas vraiment. Je me suis surtout senti accablé par la mort de Cabu, Wolinski et les autres. Je suis comme tout le monde : j’ai grandi avec eux. J’ai eu l’impression qu’on venait de tuer des gens de ma famille.
Vous avez choisi le Nantais Gess pour le dessin, un dessinateur connu pour son appétence pour les univers SF. Comme vous. Pourquoi ce choix?
Serge Lehman. On est amis, on travaille ensemble depuis dix ans. Je lui ai demandé parce que je savais qu’il était capable de dessiner 80 belles pages en deux mois et parce que le projet même du livre impliquait une collaboration intime, plusieurs coups de fils par jour tous les jours pendant des semaines, un travail de correction permanent, etc. Il faut pouvoir supporter ça. Gess a dit oui. C’est un cadeau qu’il m’a fait.
On voit votre femme et votre fille apparaître régulièrement dans les pages de la BD, ici en partance pour la plage, là pour une promenade à Barcelone. De votre côté, vous continuez à travailler, imperturbable, à votre bureau. Que faut-il comprendre dans cette mise en scène ? Que la vie doit continuer ?
Serge Lehman. C’est moins symbolique que ça. Je leur ai un peu bousillé les vacances, à ma femme et ma fille, avec ce livre. Les citer, c’était ma manière à moi de m’excuser, de leur dire que je les aime. Et puis, il y avait une contrainte de mise en scène aussi. L’Esprit du 11 janvier est un essai, assez théorique par moments. Il me fallait un plan de narration plus simple et charnel pour respirer un peu entre les différentes phases du raisonnement.
Comment avez-vous vécu les commémorations du 11 janvier ?
Serge Lehman. Pas très bien. Les cérémonies n’étaient pas inappropriées en elles-mêmes, même si les détails laissaient à désirer. Mais on commémore depuis le 13 novembre, maintenant… Je crois qu’on reviendra place de la République rendre hommage aux morts quand on aura gagné ce combat, une fois pour toutes. Quand on pourra partager avec eux cette victoire. Ce sera peut-être dans dix ans, ou dans trente. Mais on reviendra et, ce jour-là, ce sera parfait.
Merci Serge Lehman
Interview réalisée le 12 janvier 2016
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