Depuis un mois, la Fédération Nationale des Sourds de France (FNSF) recueille des témoignages sur les maltraitances vécues par les personnes sourdes, au cours de leur scolarité. Nous avons rencontré deux femmes qui évoquent les traumatismes qui ont jalonné leur jeunesse.
Elle a quoi, 6 ou 7 ans, on est en 1987…et la maitresse insiste pour qu’elle prononce le mot "fille". Un mot très dur à oraliser quand on est sourde.
Comme elle n’y arrive pas, l’instit lui tire les oreilles. Fort.
Dans la douleur, la gamine redouble d’effort, "à l’époque je n’avais conscience de rien". Face à une adulte qui la domine, la maltraite, qui ne signe pas et s’adresse à elle à l’oral, tentant de lui faire émettre des sons articulés, la petite a mal, se sent perdue, démunie.
Aujourd’hui Elodie Million a quarante ans. Et cette scène qu’elle avait pourtant oubliée, lui est revenue.
Depuis quelques années, elle ressent des angoisses, du stress. Elle qui est aujourd’hui mariée, travaille, a deux beaux enfants avec sa femme entendante, elle qui semble si bien dans sa peau connaît pourtant des sortes de crises existentielles. "Le psy m’a dit que quelque chose avait dû se passer durant mon enfance".
À la lecture d’un article, un processus mémoriel s’est comme enclenché. Il s’agit d’un reportage de Mediapart, rapportant des accusations de maltraitances éducatives commises dans un institut spécialisé dans lequel sont pris en charge des enfants-patients, déficients auditifs.
À l’Institut public Gustave-Baguer, qui accueille des enfants sourds et handicapés, les incidents se multiplient depuis l’arrivée d’un nouveau directeur. Alertée depuis plus d’un an, l’agence régionale de santé ne réagit toujours pas. ? https://t.co/YNTJeBCFLy pic.twitter.com/dAfpruUk4C
— Mediapart (@Mediapart) April 5, 2021
" Quand j’ai lu cet article je me suis dit, ça ne finira donc jamais ! Ça dure depuis des années alors que je pensais que c’en était terminé de ces méthodes pour faire parler les enfants sourds. On le sait l’éducation des jeunes sourds, quand elle était aux mains des institutions religieuses, était très sévère…mais qu’aujourd‘hui encore cela perdure, c’est impensable ".
Petite, Élodie a connu des angoisses terribles liées à la rééducation verbale que des éducateurs lui ont imposée, elle a assisté aussi à des scènes qui l’ont profondément meurtrie.
" Je me souviens d’un petit garçon qui était scolarisé avec moi, sourd aussi, à l’époque on avait des cours intensifs d’orthophonie. Comme il n’arrivait pas à prononcer des mots, on l’a brutalement entrainé dans une petite pièce, un local, sans lumière…moi j’avais mes appareils auditifs, je l’entendais crier, taper contre la porte, j’étais terrorisée. J’essayais de ne pas me faire remarquer, pour ne pas avoir à subir ça ".
Des anecdotes comme celle-ci, Elodie, mais aussi Fabienne, une de ses amies, leurs passés respectifs en fourmillent.
"Je voulais que tu parles !"
Toutes les deux, comme la majorité des enfants sourds de leur génération, ont été éduquées dans l’oralisation. Et dans la souffrance.
Si Elodie a pu passer une partie de sa scolarité avec d’autres enfants sourds, Fabienne Mauget-Beloeil, elle, a vécu une enfance isolée. Seule sourde dans des classes d’entendants.
Bringuebalée d’école en école, au gré des déménagements de ses parents, de Moisdon-La-Rivière, à Sainte-Luce-sur-Loire en passant par Legé. Elle a passé son enfance dans des classes ordinaires, en intégration.
" À chaque fois, j’étais la seule sourde, Je ne comprenais rien en cours, je ne comprenais pas le vocabulaire. Tout se passait à l’oral, la maitresse disait que je n’étais pas normale…à côté de l’école, on me faisait faire des séances d’orthophonie, il fallait répéter des mots, des phrases qui n’avaient pas de sens pour moi et ça plusieurs heures par semaine. Ça me fatiguait beaucoup. Ça m’angoissait, ça me stressait…Je me souviens que les moments des devoirs c’était des crises de larmes… encore aujourd’hui, c’est lourd…".
Fabienne raconte des séances d’orthophonie éprouvantes où on la force à parler, on lui met une ficelle sur le pouce pour qu’elle sente des vibrations, un adulte prend sa main pour lui faire toucher sa gorge dont aucun son perceptible ne sort. Normal, elle est sourde. Mais ça, son entourage ne veut pas le comprendre.
" Mes parents ne voulaient pas entendre parler de la langue des signes. J’ai demandé à ma mère pourquoi elle ne m’avait pas inscrite dans une école avec d’autres sourds, pourquoi j’avais dû endurer ces séances d’orthophonie. En fait, elle connaissait l’existence des écoles spécialisées mais elle ne me le disait pas. Elle m’a juste répondu : "Je voulais que tu parles" ! ".
Malgré des heures passées à faire comme si, à apprendre les cours par cœur à défaut de les comprendre, à fournir des efforts pour réviser chaque soir les cours à la maison, Fabienne redoublera...quatre fois. Elle ne commencera à s’épanouir dit-elle que lorsqu’elle sera scolarisée pendant trois ans aux côtés d’autres jeunes sourds. Au centre Charlotte Bouin à Angers. Elle a alors 20 ans. " Tard, trop tard ", regrette-t-elle.
"J’aurais voulu avoir des diplômes"
Elodie comme Fabienne reviennent longuement sur leurs parcours. Deux jeunesses différentes mais chacune rythmées par les séances d’orthophonie et des cours de français inintelligibles.
Des apprentissages dont elles ne perçoivent pas le sens. "Je me souviens que les méthodes d’enseignements n’étaient pas du tout adaptées. En CM1 ou CM2, on apprenait à l’oral des expressions en français qui ne nous servaient strictement à rien, puisqu’on ne les comprenait pas. Nous n’avions que des cours de français et de maths …j’ai pris le français en grippe, j’ai fait un vrai rejet !" se souvient Élodie.
Fabienne, elle, évoque le stress, la terreur de se retrouver face à des professionnels de la rééducation verbale, qui n’ont pas d’autre ambition que de faire parler la sourde profonde qu’elle est.
Gamine, cela a engendré chez elle beaucoup de colère et d’incompréhension. Une fois adulte, ces sentiments ont fait place à la frustration et à la dépression. Aujourd’hui encore, à 50 ans, c’est tout son corps qui tresaille, et ses signes qui se bousculent, quand elle évoque cette période. Elle a l’impression que tout un système s’est allié pour lui gâcher sa vie.
"J’ai passé un BEP bureautique, après la troisième. J’ai travaillé dans une entreprise pendant 23 ans. J’ai demandé plusieurs fois à mon directeur de me mettre dans un service avec d’autres personnes sourdes. On me l’a refusé. J’ai toujours été isolée, entourée d’entendants, sans qu’on me donne les moyens de communiquer et de m’exprimer".
Fabienne est tombée malade. Malade de ne pas être comprise, de ne pas pouvoir évoluer comme elle l’aurait souhaité. De ne se pas se sentir reconnue en tant que sourde, de n’être considérée que comme une handicapée par les entendants.
Elle craque. Depuis 2016, elle a séjourné trois fois à l’hôpital psychiatrique de Saint-Jacques à Nantes…la dernière fois c’était suite à une tentative de suicide.
Le psychiatre l’a déclarée traumatisée à vie.
Aujourd’hui Fabienne touche une pension d’invalidité. Elle ne peut plus travailler.
"J’aurais tellement voulu passer des diplômes pour travailler avec les enfants sourds, mais cela n’a jamais été possible".
C’est le regret de sa vie : ne pas avoir pu se réaliser professionnellement en tant que sourde.
Dévalorisation, manque d’exigence éducative et des traumatismes persistants
Lorsqu’elle relate son parcours scolaire, Elodie, elle aussi, nous fait part de son sentiment de gâchis. Même si ses parents ne l’ont jamais empêchée de s’exprimer en langue des signes, même si elle a pu côtoyer d’autres jeunes sourds, elle estime que ce qu’on lui a enseigné au collège ou dans les écoles spécialisées n’a jamais été à la hauteur de ses envies ou de ses ambitions.
" Au collège j’étais dans une classe avec des sourds, des enfants dys et des aveugles…en sixième j’étais noyée, je ne connaissais rien des matières qu’il y avait au programme car en primaire, je n’avais reçu aucune notion de Sciences ou d’histoire. Ma mère m’a fait suivre des cours particuliers 2 fois par semaine, à la maison pendant six mois. Ensuite, je me suis battue pour ne pas être orientée vers un CAP couture. En seconde, j’ai intégré l’école Saint-Jacques à Paris, on ne nous proposait que des formations pour devenir prothésiste dentaire, menuisier, ou imprimeur…du coup j’ai passé un BEP pour travailler dans une imprimerie, ensuite, j’ai raté le bac pro à 0,5 points. Moi ce que j’aurais voulu, c’est être dans une vraie classe bilingue, suivre le même programme que les entendants…en français et en langue des signes ".
Ce qu’a connu Elodie, il y a vingt ans, est toujours d’actualité. Selon Catherine Vella, la présidente de l’Association Nationale des Parents d’Enfants Sourds (ANPES), "l’enfant sourd est d’abord perçu comme un enfant déficient, incompétent. On pense toujours qu’un enfant qui n’entend pas ne comprendra pas...mais si on lui apprend la langue des signes, et un bon niveau de français écrit, et que l’on communique avec lui de cette manière, il comprendra parfaitement ! C’est une question de communication avant tout ! Résultat aujourd’hui dans les écoles ordinaires ou les instituts spécialisés, on ne développe pas le potentiel des enfants sourds…on les occupe".
Une discrimination qui porte un nom : l’audisme
Des personnalités sourdes, qui sont aujourd’hui reconnues pour leurs compétences et leurs travaux comme Yann Cantin (docteur en histoire à l’EHESS), où Noémie Churlet (directrice de Média’Pi!, un journal sur le web réalisé par et pour des sourds) témoignent des difficultés de leurs parcours sous le hashtag #MeTooSourd.
Ils relatent la violence institutionnelle à laquelle ils ont dû faire face. On comprend qu’il leur a fallu déployer des trésors de persévérance pour réussir à faire les études qu’ils souhaitaient faire. Pour ignorer le mépris et l’indifférence de la société entendante, et les phrases du type "un CAP c’est déjà très bien pour un sourd " (citation d’un responsable d’une école spécialisée). C’est souvent grâce au soutien de leurs familles qu’ils ont réussi à exercer le métier dont ils rêvaient.
Elodie elle aussi s’est emparée du #MeTooSourd pour témoigner de sa scolarité. Depuis Saint-Philbert-de- Grandlieu, près de Nantes, où elle vit désormais, elle livre dans une vidéo des éléments de sa vie dont elle n’avait jamais parlé à ses proches. Ni à sa mère, ni même son épouse.
Elle, qui dès le primaire s’est sentie "entravée" dans ses apprentissages, forcée à apprendre à oraliser, "ce qui est psychologiquement très violent " dit-elle, s’estime, à l’instar de nombreux sourds, victime de la violence de l’institution, et objet d’une discrimination spécifique, l’audisme.
" Conscient ou inconscient, l’audisme est une forme de racisme qui s’exerce à l’égard des sourds. C’est une image négative que l’on renvoie à la personne sourde, on estime qu’elle n’est pas aussi capable qu’un entendant, on la dévalorise, on la rabaisse. Tout cela vient du fait que la plupart des entendants ne connaissent pas la situation des sourds " explique Elodie.
Malgré les défaillances éducatives qu’elle évoque, Elodie n’a jamais eu de peine à trouver du travail. Imprimeuse, enseignante en langue des signes, elle a ensuite travaillé pour l’industrie aéronautique avant de postuler pour un groupe d’ingénierie industrielle.
" Je n’ai pas mentionné sur mon CV que j’étais sourde. J’ai été prise sur mes compétences et j’ai réussi à les convaincre. Aujourd’hui je communique avec mes responsables grâce à une plateforme d’interprétariat et tout se passe bien ", elle vient de signer un CDI. Comme un pied de nez à celles et ceux qui croient que la langue des signes est un frein à l’intégration.
Mais son accomplissement professionnel, son épanouissement personnel, n’effacent pas les traumatismes de la jeune fille qu’elle a été.
" Moi ce que je veux aujourd’hui, déclare Élodie, c’est que le gouvernement écoute les associations sourdes, que la langue des signes soit reconnue et valorisée. Que les parents puissent avoir le choix de scolariser leurs enfants en langue des signes ".
" Beaucoup de sourds témoignent aujourd’hui de ce qu’ils ont subi, ajoute-t-elle. Pressions psychologiques, isolement, maltraitance verbale ou physiques. Ça suffit ! J’espère qu’on ira en justice, qu’on portera plainte dans toute la France pour ces violences-là. "
Pour aller plus loin :
Le film "la vérité, les témoins qui dérangent" film de Julien Bourges. (Bon de commande via ce lien)
Pour prolonger la collecte de témoignages suite au mouvement #MeTooSourd, le réalisateur prépare un nouveau film.
Merci à Jean-Luc Gaudin, interprète en langue des signes, pour la traduction des témoignages retranscrits dans cet article.