L'avocate nantaise Anne Bouillon vient de sortir un livre dans lequel elle revient sur ses engagements contre les violences faites aux femmes. Un témoignage qui résonne d'autant plus fort que se déroule le procès des viols de Mazan dans le sud de la France.
Avocate au barreau de Nantes depuis 23 ans, féministe assumée, engagée dans la lutte contres les violences faites aux femmes, souvent médiatisée, Anne Bouillon sort un livre "Affaire de femmes, une vie à plaider pour elles".
Des anecdotes, des souvenirs marquants, des témoignages à transmettre en mémoire de toutes les femmes qu'elle a pu défendre ou aider. Et en soutien de toutes celles qui ont souffert ou souffrent encore d'abus et de violences.
En pleine actualité du procès des viols de Mazan, ce livre pose la question du consentement dans la loi, et de celle des moyens de la justice. Une coïncidence de timing avec l'actualité, pas choisie, mais qui donne encore plus de poids à son combat.
"Je crois que c'était le bon moment pour moi, en fait. J'avais accumulé tellement d'histoires, d'expériences. C'est parti d'un petit carnet sur lequel je prends des notes constamment. Et ce carnet était rempli, il fallait en faire quelque chose. Il y avait la volonté de synthétiser tout ça, de raconter tout ça, de prendre un temps de réflexion. Et peut-être aussi la volonté de transmettre".
Elle a accepté de revenir sur les moments clés de sa vie de femme militante et d'avocate au service et en soutien des femmes.
Un engagement personnel
Si l'avocate a fait l'une de ses spécialités la défense de la cause des femmes, cela s'est fait progressivement dans sa carrière. "C'est vraiment quelque chose qui a surgi au fil de ma pratique professionnelle avec la prise de conscience de ce que, toute la journée, je recevais des femmes qui pouvaient être très différentes les unes des autres, mais qui toutes partageaient l' expérience commune de la violence et de la violence perpétrée par les hommes."
Après plusieurs années d'expérience professionnelle, c'est l'évidence. Et le déclic.
"Je me souviens d'une femme qui me racontait une situation d'emprise où son mari qui avait une fonction, qui était cadre, lui imposait à elle et à tous leurs enfants des menus quotidiens dont lui seul choisissait la composition.
Et sur les pâtes ils n'avaient le droit par exemple qu'à un assortiment : c'était ketchup ou gruyère, jamais les deux. Et elle trouvait ça parfaitement normal. En fait elle s'était habituée à ce système-là.
Ça peut paraître anodin, mais la rencontre avec cette femme m'a beaucoup marquée parce qu'elle évoluait dans un monde parallèle, complètement sous la coupe et l'emprise de son mari."
Si le droit des femmes n'existe pas juridiquement, Anne Bouillon a fait de la cause des femmes un engagement personnel et professionel.
" Mettre mes compétences professionnelles et personnelles au service de cette cause m'est apparu véritablement comme une évidence".
Après vingt ans d'exercice professionnel, je peux dire que ce sont véritablement toutes ces femmes rencontrées qui ont fait l'avocate que je suis aujourd'hui.
Anne BouillonAvocate au barreau de Nantes
Contre un système patriarcal
Pour l'avocate, les violences faites aux femmes sont "l'expression d'un système patriarcal, organisé autour de la domination masculine". Un système qui se perpétue. Mais qui peut, voire qui ne demande qu'à être modifié. Une question d'approche, de regard.
"Quand on comprend qu'on évolue dans un système qui est un choix de société, qui n'est pas du loisir, qui n'est pas un système naturel, qui est un système qu'on a décidé collectivement de construire au fil des siècles et qui doit produire la violence au risque de s'effondrer, alors d'abord on comprend mieux les choses. Mais ce qui est réjouissant, c'est qu'on se dit qu'on peut le changer".
Que ce soit des insultes, de la discrimination, du harcèlement, des agressions sexuelles, des violences économiques, administratives, ou sexuelles, les violences viennent se nicher dans toutes les sphères de la conjugalité et elles sont presque la constante de nos existences.
Anne BouillonAvocate au barreau de Nantes
Anne Bouillon a appris à lire, à "chausser ses lunettes" comme elle nous le confie, pour déceler cette violence sourde, banalisée, silencieuse. Celle qui passe inaperçue.
"Je fais souvent ce petit jeu avec des amies qui me disent « Moi j'ai jamais subi de violence » et je les invite à se retourner sur leur passé et puis à voir des moments où elles n'ont pas eu l'augmentation de salaire que leur collègue a eue, elles ont été discriminées parce qu'elles étaient mamans, parce qu'elles ont dû supporter les blagues salaces de tonton Michel à tous les réveillons de Noël."
Le choix de ne défendre que les femmes
Dans son livre, Anne Bouillon évoque aussi le choix et la décision prise il y a quelques années de ne plus défendre les hommes cités dans des dossiers de violences conjugales. Un choix qu'elle dit assumer et qu'elle a vécu comme salutaire.
Tout est parti d'un constat. "Je me suis aperçue que quelle que soit notre histoire et notre origine, finalement, collectivement, on est tous et toutes organisés autour de ce système de domination."
Les femmes que je reçois, ce sont nos voisines, nos collègues, nos amies, nos cousines, et puis ce sont des femmes de la ruralité, des centres-villes, issues d'immigration, ou pas, c'est vraiment madame tout le monde
Anne BouillonAvocate au barreau de Nantes
"Est arrivé un moment, dans mon parcours professionnel, où je n'ai plus su résoudre cette équation entre un engagement personnel et parfois militant très fort en faveur de l'égalité entre les femmes et les hommes et la défense de mis en cause dans des dossiers de violences faites aux femmes. Ces personnes-là (Ndlr. les hommes mis en cause) doivent être défendues. Et elles doivent être très bien défendues. Sinon, ce n'est pas de la justice. Mais pour moi, ce grand écart-là n'était plus possible. Je ne m'y retrouvais plus.
Ne plus défendre d'hommes dans les dossiers de violences conjugales est un choix qui m'a personnellement coûté mais qui m'a donné aussi beaucoup de liberté, beaucoup de latitude pour m'exprimer, beaucoup de cohérence.
Anne BouillonAvocate au barreau de Nantes
Hasard ou pas, son équipe, au sein de son cabinet, est 100% féminine. "Ce n'est pas un choix, c'est quelque chose qui s'est construit au fil de l'eau, et on travaille vraiment très bien ensemble, on se comprend toutes très bien, on forme une équipe joyeuse et engagée, c'est une vraie plus-value".
Au sein de son cabinet, quatre avocates plus une élève avocate et deux secrétaires, toutes soudées se répartissent les dossiers.
"Il y a un pôle pénal, davantage concentré sur toutes les affaires qui intéressent le droit pénal, devant le tribunal correctionnel, devant les assises ou les juges d'instruction, et puis il y a un pôle plus dédié aux droits de la famille, avec les divorces, les problèmes d'autorité parentale, de garde d'enfants, d'adoption."
Le viol, phénomène social
Les chiffres concernant le viol sont inquiétants.
En France, d'après les derniers chiffres en provenance de plusieurs sources, Etat et associations entre autres, seuls 1% des auteurs de viols seraient condamnés, et seulement 10% des victimes porteraient plainte.
Un constat alarmant partagé par Anne Bouillon.
Le viol, c'est vraiment le crime de l'ordinaire.
Anne BouillonAvocate au barreau de Nantes
"On parle de quatre-vingt mille à quatre-vingt-dix-mille viols, tentatives de viols chaque année en France.
Le viol, c'est le crime le plus banal qui soit. C'est le crime d'opportunité mais ça peut être également le crime de la prédation, de la domination, le crime de guerre aussi le plus facile qu'il soit.
Il frappe d'abord les femmes, même si les enfants et les hommes peuvent subir des viols évidemment.
Les femme souvent ne déposent pas plainte parce qu'elles sont frappées du seau de la honte."
Et l'avocate poursuit : " Vous seriez victime d'un vol de portable, vous ne vous en sentiriez pas plus responsable que ça. Le viol, c'est ce crime tout à fait singulier où l'auteur va venir facilement partager la responsabilité avec la victime, lui en imputer une part. Donc il y a une chape de plomb, il y a vraiment la loi du silence sur le crime de viol. "
Voir le reportage de la rédaction:
Manque de moyens
Honte, sidération, crime de l'intime que certaines femme n'osent s'avouer. "Je reçois des femmes qui me disent qu'elles sont contraintes à des rapports sexuels au nom du fameux devoir conjugal et qui n'arrivent pas à poser le terme de viol sur ce qu'elles vivent. Et pourtant il y a de la contrainte, il y a de la coercition, il y a de la violence pour imposer ce rapport sexuel."
Des crimes non dits, non-dénoncés, non comptabilisés aussi car en proie à une réalité. Celle des moyens de la justice.
On aurait besoin de beaucoup plus d'enquêteurs, on aurait besoin de beaucoup plus de magistrats, beaucoup plus de greffiers, d'une justice qui soit dimensionnée à la hauteur du défi.
Anne BouillonAvocate au barreau de Nantes
"Si on devait dire à 80 000 victimes chaque année,d'aller déposer plainte, vous imaginez bien que c'est l'intégralité du système qui implose. On n'est pas dimensionné pour faire face à ce phénomène là."
Conséquence de ce manque de moyens, des délais extrêmements longs et des crimes impunis.
"Depuis #MeToo en tout cas on a un seuil collectif d'intolérance aux violences faites aux femmes et d'intolérance aux violences faites aux enfants qui augmente considérablement.
Mais cette culture de l'impunité, je l'attribue moi surtout à un manque de moyens dans les effectifs de la police et de la justice".
Avec le mouvement #MeToo, ce qui a changé, c'est l'écoute. L'Institution s'est enfin mise au travail véritablement. Ce qui ne change pas en revanche c'est que la violence, elle, est toujours endémique, et toujours aussi importante.
Anne BouillonAvocate au barreau de Nantes
Triste constat souligné par l'avocate : Les femmes continuent de mourir en nombre sous les coups de leurs compagnons et les violences intrafamiliales ne reculent pas.
Voir aussi l'émission Vous êtes formidables consacrée à Anne Bouillon:
https://france3-regions.francetvinfo.fr/pays-de-la-loire/loire-atlantique/nantes/ce-qui-me-met-en-colere-c-est-que-le-nombre-de-feminicides-ne-diminue-pas-le-combat-d-anne-bouillon-avocate-en-droit-des-femmes-2986403.html
Vers une évolution du droit en matière de viol ?
Le procès des viols de Mazan, celui de Dominique Pelicot, cet homme qui a fait violer sa femme par des inconnus alors qu'elle dormait et était droguée à son insu aux anxiolytiques est-il susceptible de faire évoluer le droit en matière de viol?
Anne Bouillon veut y croire.
"J'espère et je crois qu'on est nombreux et nombreuses à se mobiliser pour que ce soit le cas. Sa femme, Gisèle Pelicot est la première à avoir eu ce courage absolument incroyable de refuser le huis clos et de pouvoir montrer à portes ouvertes ce qu'elle a subi.
C'est un procès singulier dans ce qu'il mobilise un nombre incalculable d'accusés mais il est en réalité très représentatif des violences sexuelles que les femmes subissent chez elles tous les jours."
On peut faire évoluer les choses dans la loi, on peut réfléchir enfin à l'introduction de la notion de consentement dans le droit pénal, on peut réfléchir à l'éducation qu'on donne à nos enfants.
On changera véritablement de paradigme quand on cessera d'enjoindre à nos petits garçons d'être puissants et violents et à nos petites filles d'être douces et attentives. Quand on comprendra que c'est tout notre système qui porte en germe la potentialité du viol.
Anne BouillonAvocate au barreau de Nantes
Encore une fois tous les hommes ne sont pas violeurs, c'est un slogan qu'on entend beaucoup en ce moment mais moi je crois que tous les hommes et toutes les femmes se rencontrent sur un terrain, interagissent sur un terrain où la rencontre avec le viol est possible.
Moi ce que je propose c'est de changer de terrain. Donc j'espère que ce procès là avec toutes l'émotion qu'il génère ne sera pas relégué au rang de faits divers, et ne fera pas pschitt une fois l'émotion retombée.
J'espère qu'il nous mettra encore une fois collectivement en mouvement pour essayer de changer les choses."
Saluée aussi par ses Pairs pour son engagement sans faille auprès des femmes, Anne Bouillon sera également l'héroïne d'une bande dessinée documentaire "Les femmes ne meurent pas par hasard" .
Un ouvrage réalisé par la journaliste Charlotte Rotman, qui a suivi Anne Bouillon pendant trois ans, et la dessinatrice Lison Ferné. Toutes deux dressent son portrait à travers plusieurs affaires.
L'ouvrage sortira le 31 octobre 2024 aux éditions Steinkis.
Propos recueillis par Eléonore Duplay, Olivier Cailler et Ludovic Lepape
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