Quand les états européens ne trouvent pas d’issue à la crise migratoire, un documentaire nous emmène en Méditerranée, à bord d’un bateau théâtre : un hommage aux réfugiés et aux sauveteurs solidaires. Rencontre avec Yasmina Farber, réalisatrice de " C'est la goutte d'eau".
"Mayday, mayday, vous m’entendez !". Cet appel au secours est lancé depuis l’Hétérotope, un voilier de 12 mètres. A bord, se joue une comédie engagée: "Une goutte à la mer". Réalisatrice et documentariste indépendante, Yasmina Farber a embarqué à bord de ce voilier, pour filmer, et relayer une aventure humaniste, solidaire et militante.
Son regard est animé d’un sourire bienveillant et généreux. Ses mains racontent son empathie naturelle lorsqu’elle se livre : "Lors de l’été 2017, je reçois via les réseaux sociaux, l’appel d’un couple de comédiens, pour le financement participatif d’un voilier. Un futur bateau-théâtre destiné à rendre hommage à tous les réfugiés qui tentent de rejoindre l’Europe au péril de leur vie, à tous les sauveteur.ice.s solidaires qui leur portent secours en Méditerranée."
A la lecture de leur projet, Yasmina Farber imagine immédiatement un film...solidaire et...utile...Elle l’espère."
Des auteurs engagés
A l’origine de “ La goutte à la mer”, un couple de niçois : Mandine Guillaume, directrice d’un théâtre à Menton, et Emilien Urbach, metteur en scène et reporter au journal l’Humanité. "C’est une pièce qui évoque le destin des réfugiés, et notre regard sur leur dramatique exil ", confie Yasmina Farber. Le pari de ses auteurs : "faire le tour des points chauds de Méditerranée, dans les ports d’arrivée des réfugiés, ou de nombreux acteurs solidaires se lèvent, chacun à leur manière."
Immersion à bord de l’Aquarius
Cette pièce est le fruit d'un périple militant. Pour l’écrire, en 2016, Mandine et Emilien partent puiser leurs inspirations à bord de l'Aquarius, le bateau sauveteur de SOS Méditerranée. Emilien y réalisera aussi des reportages pour son journal l’Humanité. Au fil des sauvetages, ils partagent l’engagement des femmes et hommes solidaires qui sauvent la vie des migrants en Méditerranée : "à bord, on a demandé à l’équipage, aux bénévoles et aux survivants des naufrages d’écrire des bouteilles à la mer qu’on a envoyées entre la Sicile et la Libye", confie Mandine. Des messages d’espoir qui les inspireront dans l’écriture de leur pièce.Un conte mythologique méditerranéen
“Une goutte à la mer”, racontent Mandine et Emilien, “c’est l’histoire d’un couple de plaisanciers dont la femme va accoucher au large de Lampedusa. Leur appel à l’aide est interrompu par un message beaucoup plus urgent. Celui d’embarcations de migrants en détresse.”L'histoire s'inspire d'un fait réél qui se déroule le 13 octobre 2013. Une date mémorable dans l’histoire des drames migratoires en Méditerranée. 400 candidats à l’exil perdent la vie ce jour-là :"trop occupés à sauver les survivants, racontent les deux auteurs de la pièce, les sauveteurs ne pourront pas porter secours la femme enceinte. Et le bébé va alors refuser de naître."
Un projet artistique ancré dans la réalité
Yasmina Farber est très sensible au drame des migrants : “Je ne comprends pas qu’on soit insensible au naufrage d’êtres humains qui meurent en mer, que des coeurs soient totalement cadenassés parce que ce sont étrangers !”Elle voit dans cette odyssée théâtrale, un projet artistique, ancré dans la réalité, qui peut avoir un impact différent sur le public : "Quand on entend les Mayday de la radio, diffusés sur le voilier théâtre, qui résonnent sur l’eau, le cadre est très réel, très fort. Rien à voir avec la petite lucarne de la télévision. On est interpellé par les cris et l’énergie de Mandine lorsqu’elle déclame l’histoire sur son radeau imaginaire."
L'occasion de rencontres émouvantes
"Ce documentaire, nous confie Yasmina, "c’est aussi une image plus poétique et positive, la certitude que toute démarche engagée aussi atypique fut-elle, est utile pour créer du lien et réveiller nos consciences.”Lors des escales, la réalisatrice accompagne Mandine et Emilien, lorsqu’ils recueillent les témoignages de rescapés, rencontrent des hommes politiques européens impliqués dans le drame des migrants, et des acteurs humanitaires.
A Lesbos, la fiction cesse, pour céder sa place à la dure réalité des conditions de vie des migrants dans les camps de réfugiés, qui, il y a peu de temps, sont devenus le théâtre d’une situation explosive.
Par hasard, une enseignante syrienne s’approche de Yasmina pendant qu’elle tourne sur une plage. “Divorcée, indépendante, Rasha m’invite à venir voir les camps dans lesquels les réfugiés sont parqués comme du bétail." L’accès des équipes de reportages télévisés étant très compliqué, Yasmina prête sa caméra à Rasha, pour qu’elle filme elle-même : "Et Emilien n’oublie pas sa passion de journaliste engagé. Il en profite pour se faufiler dans un camp, et recueillir des témoignages des réfugiés."
L’espace de quelques heures, des liens se tissent, entre l’enseignante syrienne, Yasmina, Mandine et Emilien qui jouent leur pièce de théâtre, dans un petit port, à quelques kilomètres du camp : "Rasha vient y assister. Une émotion touchante se lit dans son regard. Puis, raconte la réalisatrice," on l’a invitée à dîner dans un petit restaurant. Cela lui a donné une bouffée d’oxygène." Mais elle sera de courte durée, évidemment.
Dans l’espoir de changer les regards
Pour Yasmina Farber, “nous vivons dans une société de zapping où l’on passe d’une horreur à une autre. La fiction nous rend captifs d’une histoire, et nous oblige à nous attarder sur le drame des migrants : “l’art est un vecteur de communication très important. C’est une force utile. On donne du temps à notre cerveau, on fait appel à la sphère émotionnelle…On peut toucher les gens, les sensibiliser, par l’émotion.”La réalisatrice espère que son documentaire pourra " faire changer des regards, face à une crise migratoire qui laisse indifférent, ou qui effraie, par peur de l’étranger...peur d’être envahi...Les sauveteurs solidaires qui partent en mer pour sauver des vies sont des héros du quotidien. Il est important de les mettre en lumière! ”
Engagée, à sa façon...
Grand reporter à France 2 pendant 15 ans, Yasmina Farber choisit de quitter France Télévisions. Elle monte sa société de production pour pouvoir se consacrer à des documentaires qui lui tiennent à coeur."C’est la Goutte d’eau" est une aventure professionnelle et humaine inédite pour elle. Dans l’urgence, elle décide de produire elle-même ce documentaire, avec l’espoir de trouver un diffuseur après le voyage.Yasmina se lance alors dans une grande histoire, seule. Car impossible d’embarquer un cameraman sans le payer. Elle décide d’assurer l’intégralité du tournage. Elle achète deux caméras et des micros professionnels.
Une odyssée théâtrale
La réalisatrice, va filmer cette odyssée théâtrale, pendant 5 mois.Auteur.e.s, Mandine et Emilien sont aussi les acteurs de leur comédie, et les marins. En mai 2018, ils entament leur périple à Port de Bouc. A bord, leur bébé, deux amis, dont un skipper, et parfois leurs enfants respectifs. Yasmina doit donc se faire une toute petite place avec son matériel à bord de ce voilier de 12 mètres déjà bien rempli. Elle fait partie de l’équipage : “je partageais leur quotidien, participais à la vie à bord, et en même temps je filmais les aléas de la navigation, de leur installation dans les ports.”
“Le fait d’être seule me permettait d’être plus proche des gens, mais c’était aussi plus compliqué. J’étais parfois dépassée par la technique."
Passeurs de paroles de port en port
Leur croisière théâtrale rallie d’abord Menton : "cette ville, nous confie Yasmina, a vu passer des flux de réfugiés au quotidien. Aujourd’hui, elle est verrouillée par la police aux frontières qui contrôle les identités des migrants, sur les routes ou dans les trains."Quand le soleil replie ses rayons, le voilier-théâtre s’immisce dans le décor des ports touristiques de Méditerranée : Gênes, Palerme, Catane. Des ports où les navires de sauvetage débarquent des migrants. Interpellés par les cris et déclamations d’Amandine et Guillaume, habitants et touristes s’arrêtent sur les quais.
Mandine et Emilien jouent au fil de l'eau, et dénoncent avec poésie "l'absurdité des politiques migratoires dans une Méditerranée devenue un tombeau".
Les deux comédiens égrènent des messages, toujours en hommage aux êtres humains qui tentent désespérément de rallier l’Europe, aux sauveteurs solidaires qui leur sauvent la vie.Yasmina témoigne : "ces messages, confie -t-elle, résonnent comme une piqûre de rappel dans l’esprit de ces italiens qui se sont habitués à côtoyer au quotidien ces réfugiés...La force du théâtre les happe."
Eveiller nos consciences
Eveiller les consciences face à ce drame migratoire, susciter des élans de solidarité. C’est l’objectif intime de Yasmina : “ Parallèlement à notre navigation, j’ai monté des images de sauvetages de Sos Méditerranée et Open Arms, les deux ONG de secours en Méditerranée. Pour moi, c’était essentiel pour donner de la force à notre propos, ne pas rester dans un inconscient fantomatique."Dans le film, “Je choisis la lenteur d’une navigation pour nous laisser le temps de réfléchir à ce qui se joue aujourd’hui en Méditerranée et dans le monde. Je choisis le prisme de l’art, le prisme de cette pièce itinérante ,pour parler, dénoncer, toucher.”
Près de 30 000 personnes ont été secourues par le navire de SOS Méditerranée depuis 2016.
L’espoir de Yasmina Farber : “que ce film, mêlant fiction, réalité et rencontres, incite les gens à mettre moins de distance avec ce qui se passe de l’autre côté de la Méditerranée. Qu’ils réalisent la détresse de ceux qui essayent de traverser au péril de leur vie.”
"C'est la goutte d'eau" est diffusée sur TV5 Monde jeudi 1er octobre à 15h50.
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