La critique spécialiste du rap Emmanuelle Carinos décrypte les clés sur le succès du rappeur marseillais, alors que les billets de son prochain concert au Vélodrome viennent de se vendre en un temps record.
Plus d'un million de personnes ont tenté d'obtenir des billets pour le concert de Jul au Vélodrome le 24 mai 2025. Un record qui n'a rien d'étonnant pour le rappeur marseillais. Avec plus de 7 millions de ventes, Jul est le plus gros vendeur de disques de l’histoire du rap français et le deuxième meilleur vendeur de disques tous styles confondus, derrière Johnny Hallyday, selon le Syndicat national de l'édition phonographique (Snep).
Ses projets sont tous certifiés disques d’or, de platine ou encore de diamant. Au lendemain de ce nouveau coup d'éclat, la critique spécialiste du rap Emmanuelle Carinos revient sur les clés de son succès.
France 3 Provence-Alpes : Qu’est-ce que Jul raconte dans sa musique ? Comment expliquer son succès ?
Emmanuelle Carinos : Il y a de tout : des titres qui parlent d'un vécu de rue, des chansons d'amour très banales, des récits mélancoliques hantés par la trahison de ses proches, des Ego trip festifs assez classiques... Et en même temps sa signature musicale est relativement inédite dans l'histoire du rap français.
Il y a un côté très artisanal, avec un mélange de BPM accélérés typiques du rap marseillais et que l'on a pu retrouver aussi parfois chez 113 par exemple, des influences Raï et Reggaeton, des samples de tubes comme "Les démons de minuit" ou "Barbie Girl"... Ça donne très envie de danser, c'est clairement une des clés de son succès !
Quelle image donne-t-il de Marseille ? Contrairement à la plupart des autres rapeurs marseillais qui ont percé, il ne vient ni du centre-ville, ni des quartiers nord, mais d'un secteur relativement méconnu : Saint-Jean-du-Désert, dans le 12e...
Jul insiste beaucoup sur son amour pour Marseille. Il n'y a qu'à écouter "Alors la zone" pour s'en rendre compte, où il chante : "Marseille ma ville, je l'aime à mort". Il est très précis quand il évoque les lieux, les quartiers, on sent qu'il est très attaché, notamment dans "Marseille, c'est...", avec Soprano.
Mais cet amour est aussi teinté de tristesse, comme chez beaucoup d'habitants : on adore cette ville autant qu'elle nous rend triste, à cause de la violence qui la caractérise. Jul rend hommage à la beauté et à la mélancolie de Marseille. Cette relation ambivalente s'inscrit dans la tradition du rap marseillais, on la retrouve aussi chez Relo, Soso Maness ou encore Alonzo.
Il utilise beaucoup l'autotune, qui a longtemps été considéré comme un procédé paresseux...
La popularisation de l'autotune, qui vise à corriger la voix, vient d'abord des États-Unis, avec par exemple Kanye West, qui en a beaucoup fait usage par moment. En France, Jul est loin d'être le premier à s'en être servi : il suffit d'écouter 0.9, de Booba, ou Himalaya, de Mala, pour s'en rendre compte...
Mais c'est vrai que Jul en a peut-être fait un usage un peu différent, plus décomplexé, tout comme PNL. En fonction des chansons, l'autotune renvoie soit à une dimension très intime et mélancolique, soit, à l'inverse, à quelque chose de très festif. Jul manie aussi bien les deux registres.
Quant à savoir si c'est un procédé paresseux... Cela fait plus de deux décennies que l'autotune est utilisée comme un instrument de musique à part entière dans le rap. Ce débat est un peu malhonnête.
Que répondre à ceux qui disent qu'on ne comprend rien à ce qu'il raconte, que sa musique n'est pas intéressante... Est-ce qu'il ne subit pas une forme de mépris de classe ?
Comme dirait Booba, "si tu n'aimes pas, tu n'écoutes pas, et puis c'est tout". Franchement, il ne faut pas aller plus loin, on perd un temps fou avec ce genre de questions dépassées.
Évidemment, Jul fait l'objet d'un mépris de classe. Cela dit, le mépris n'est pas l'apanage de celles et ceux qui disent que ses fans n'ont pas de goût. Il y a aussi une forme de mépris dans le fait de dire : "Waouh Jul, c'est vraiment génial, c'est authentique, il est tellement sincère et spontané."
Sortir du mépris de classe, c'est savoir rester critique, comme avec n'importe quel autre artiste. Il y a des chansons que j'adore, qui sont pour moi des classiques du rap français : "Mes affaires" sur son dernier album gratuit, "J'oublie tout", "Avec la Chapka", ou les premiers feats avec Alonzo comme "Normal", "Comme d'hab"...
Mais il y a des sons que je trouve vraiment mauvais, fainéants, avec des redites, des formules un peu claquées. On peut se dire que c'est normal étant donné sa productivité, il ne peut pas être tout le temps inspiré... Enfin, Jul a aussi fait un son en partenariat avec la marque Oasis, il mérite de se faire un peu vanner là-dessus !
L'année dernière, Jul a dénoncé la décision du gouvernement de faire passer l'âge légal de la retraite de 62 à 64 ans. Est-ce qu'on peut dire que c'est un rappeur engagé ?
De mon point de vue, c'est surtout sa manière de donner voix à des vécus de classes populaires dans sa musique qui témoigne d'une forme d'engagement : parler des jeunes en galère, des mères célibataires, des détenus...
Lors de son premier concert au Vélodrome, il a fini par une dédicace aux détenus, aux gilets jaunes, aux soignants. Par ailleurs, il répète souvent que dans sa team, il n'y a pas de racistes, et qu'il respecte tout le monde : les chrétiens, les musulmans, les juifs.