ENQUETE. Blanchiment, travail dissimulé..., le patron du réputé Nour d'Égypte à Marseille mis en examen

Selon les soupçons de la justice, sa réussite dissimulerait l'exploitation de travailleurs sans-papiers. À la tête de Nour d'Egypte, une galaxie d'adresses tendance de Marseille, Tamer Shabana a été mis en examen notamment pour blanchiment et travail dissimulé.

L'adresse est bien connue des foodistas qui fréquentent le centre-ville de Marseille. La Cantine de Nour d'Égypte est un restaurant dont les plats sont régulièrement partagés sur Instagram, le réseau préféré des gourmets.

On court y déguster les assiettes de mezzé ou des feetir, arrosés de citronnade ou de karkadé, une boisson traditionnelle égyptienne. Chaque dimanche, les clients jouent des coudes devant l’établissement, espérant obtenir une table pour y déguster un brunch moyen-oriental.

Mais le 17 mai, les gourmands n'ont pas pu s'installer sur le toit-terrasse confortablement aménagé sur le toit d'un petit immeuble, à deux pas de la Canebière. Le rideau de "la cantine de Nour d'Égypte" est resté fermé toute la journée.

Ce jour-là, le patron du restaurant ainsi que son associé et beau-père Jean-Claude Amar sont en garde à vue dans les locaux du Groupe Interministériel de Recherches de Marseille (GIR), un service spécialisé dans la délinquance financière.

Les policiers enquêtent depuis de longs mois sur les affaires du duo, gérants du restaurant, mais aussi d'une boulangerie, d'une sandwicherie, d'une société de rénovation et d'un "concept store" dans le centre-ville de Marseille.

À la suite de leurs gardes à vue, les deux hommes ont été mis en examen "des chefs de travail dissimulé, blanchiment et emploi d’étranger sans titre".

Tamer Shabana est également poursuivi pour "aide à l'entrée, à la circulation ou au séjour irrégulier d'un étranger en France et blanchiment". 

 Jean-Claude Amar a été placé sous contrôle judiciaire. Quant à Tamer Shabana, il était toujours en détention provisoire le 29 juin. Une demande de remise en liberté a été déposée.

Un entrepreneur marseillais reconnu

Un entrepreneur aux prises avec la justice, on est loin de l’image que Tamer Shabana a su se forger. Celle d’un immigré égyptien qui, à 45 ans, à force de travail et d’ingéniosité, est parvenu à la tête de quatre adresses dédiées à la gastronomie et à la culture égyptiennes. Il revendique 50 salariés dans le centre-ville de Marseille.

Depuis son ouverture à l’automne 2020, le Souk, le dernier-né du groupe Nour d'Égypte est devenu un lieu de référence dans les guides de voyage. Lors de l'inauguration, Tamer Shabana et sa compagne Agnès Shabana expliquent à la presse avoir investi 900.000 euros en fonds propre pour la rénovation de ce local emblématique du centre-ville. Il abritait auparavant le magasin Tati, jusqu'à un incendie qui a obligé l'enseigne à fermer boutique, en 2014.

La justice s'intéresse notamment à la gestion financière des quatre établissements du groupe Nour d'Égypte. En 2019, une société d'experts-comptables mandatée par Tamer Shabana pour établir les comptes de la Cantine de Nour d'Égypte estime ne pas être "en mesure d'attester la cohérence et la vraisemblance des comptes annuels".

Du côté des salariés aussi, on pointe l'opacité de la gestion des recettes. "On n'avait pas de caisse enregistreuse pour encaisser les repas", assure un ancien salarié.

D’après les témoignages, Les recettes du service circuleraient dans des enveloppes remplies d'argent liquide. Sur chacune le détail des recettes est reporté. Une partie serait indiquée comme "non encaissée". La somme représenterait parfois plusieurs centaines d'euros par jour.

"Il y avait beaucoup d'argent liquide qui circulait"affirme un ancien salarié. Une partie des salaires seraient selon eux payés "au black".

Toujours selon nos témoins, Tamer Shabana aurait l’habitude de proposer des contrats à mi-temps, complétés par quelques billets de la main à la main, quand il ne suggère pas que le complément soit fourni par une indemnité pôle emploi ou des aides comme la prime à l’emploi.

Des salariés qui seraient sous-payés... ou pas payés du tout

Tous les salariés que nous avons contactés font état d'heures supplémentaires non payées, mais aussi de la difficulté à recevoir les salaires. "Il y avait régulièrement deux mois de retard", raconte Sarah* une ancienne salariée de la Cantine de Nour et de la boulangerie Balady, la boulangerie ouverte en 2018.

Elle estime aujourd'hui que son ancien patron lui doit encore plus de 5.000 euros. "J'ai renoncé à les toucher un jour", dit la jeune femme qui a un temps envisagé une procédure aux prud'hommes.

Certains n’auraient même pas  du tout été payés. Karim* est recruté en septembre 2019 via une annonce de Pôle emploi pour travailler au Souk. Il aurait découvert lors de son premier jour de travail qu'aucun contrat, ni aucune rémunération ne sont prévus.

"Shabana me dit qu’il ne sait pas quand le souk va ouvrir, qu’il n’a pas les moyens de me payer. Il me propose 600 euros par mois, de la main à la main". Karim dit n’avoir jamais travaillé au noir. Mais qu’il accepte. "J’ai mon RSA à côté et le projet me plait vraiment". Il s'attelle donc à son emploi, à temps plein. En espérant une vraie embauche à l’ouverture du Souk. 

Au bout d’un mois, la paie promise ne serait pas arrivée. "Et là je commence à entendre d’autres se plaindre qu’ils ne sont pas payés". Un jour son patron peste à propos d’un salarié, qui ne se présente plus sur son lieu de travail. “Je lui fais remarquer que c’est normal, vu qu’on n'est pas payé”.

Mais d’après le témoignage, Tamer Shabana ne compte pas verser son dû à Karim. "Il me dit que je m'étais engagé à l'aider gratuitement." Suite à cet échange, Karim est convoqué quelques jours plus tard par son patron. "Il me reproche de l’avoir rabaissé devant tout le monde, et fait passer pour ce qu’il n’est pas. Il m’a dit "prends tes sous et dégage"".

Des stages culinaires qui dissimuleraient un emploi

En 2018, l'Urssaf avait épinglé la Cantine de Nour d’Égypte pour emploi dissimulé. L'ardoise s'élevait alors à 22.461 euros de redressement pour des cotisations sociales non payées. Trois personnes, toutes égyptiennes, avaient été embauchées via une convention de stage d’initiation à la culture culinaire égyptienne.

Au moment de la visite des contrôleurs, les trois hommes étaient "en situation de travail dans la cuisine du restaurant", selon un courrier de l’Urssaf adressé au restaurant Nour d’Égypte que nous avons pu consulter. 

Parmi les obligations des "stagiaires", la disponibilité la nuit, les week-ends et les jours fériés. "Le cotisant ne saurait, sérieusement, soutenir qu’il s’agit de stage culinaire d’initiation à la culture égyptienne", note l’Urssaf.

La justice s'intéresse également à l'emploi de personnes sans papiers dans les différents établissements de Tamer Shabana. D'anciens salariés confirment leur présence dans les équipes.

Ils seraient payés de la main à la main, un salaire dérisoire. "Ce sont des étrangers, ils ne vont rien dire", aurait répondu Jean-Claude Amar à un ancien salarié qui s'étonnait de la situation.

En 2015, Tamer Shabana aurait fait venir d'Égypte quatre jeunes hommes, surnommés les "chebabs" par le reste de l’équipe. Selon nos informations, ils étaient hébergés dans un appartement appartenant à Jean-Claude Amar.

Quand ils ne travaillent pas, leurs loisirs seraient contrôlés par leur patron. "Il les amenait lui-même au cinéma voir des dessins animés et il leur mettait la pression pour qu’ils fassent la prière le vendredi, se rappelle Saaid*, un ancien salarié de la Cantine. Un jour, je suis allé avec eux à la plage. Tamer Shabana m’a accusé de les avoir emmenés "voir des femmes nues"".

Selon nos témoins, Tamer Shabana tenterait en effet d’imposer à ses salariés ses valeurs musulmanes conservatrices. "Il obligeait les femmes à porter des pantalons en été, malgré la chaleur" se rappelle Sarah.

Deux plaintes déposées contre Tamer Shabana

Tamer Shabana est décrit par d’anciens salariés comme un "gourou", un homme "sans limite". "Il profite de la faiblesse des gens pour les exploiter", estime Saaid, originaire d'Egypte. "Moi je venais d'arriver en France, je ne savais pas comment ça fonctionnait, c'est pour ça que j'ai accepté un salaire de misère."

Selon nos informations, un ancien associé de Tamer Shabana a déposé plainte pour escroquerie. Il réclame plusieurs milliers d'euros qui n'auraient pas été réglés pour des travaux de rénovation du Souk.

La police se pencherait également sur l'agression d'un ancien salarié devant les locaux du souk par un groupe d'hommes. Selon la plainte, que nous avons pu consulter, la victime accuse Tamer Shabana comme étant l'un des agresseurs. L’un d'eux  aurait porté un coup de couteau. La victime, protégée par son sac à dos, a réussi à prendre la fuite et à se réfugier dans un commerce voisin.

Tous ces éléments n'apparaissent pas dans la mise en examen de Tamer Shabana. La liste des chefs d'accusation contre l'entrepreneur pourrait donc s'allonger au fil de l'enquête.

Joint par téléphone, l'avocat de Tamer Shabana n'a pas souhaité commenter l'affaire pour le moment,  mais il nous fait savoir que son client conteste l’intégralité des accusations à son encontre.

Tamer Shabana et Jean-Claude Amar demeurent présumés innocents pour l’ensemble des infractions pour lesquelles ils ont été mis en examen.

*Les prénoms ont été modifiés

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