C’est encore un sujet tabou. Pourtant, chaque année une quarantaine de victimes de viols ou d’agressions sexuelles dénoncent des crimes commis par des membres du corps médical. Comme l’enseignement ou l’église, le milieu médical commence à lever le voile sur ces drames.
Ces pratiques sont, certes, marginales mais terriblement dévastatrices pour les victimes. En 2015, six médecins ont été sanctionnés et un a été radié par leur ordre pour "manquements déontologiques à connotation sexuelle".
Nous avons rencontré deux femmes qui ont dénoncé un même homme. Il était leur médecin psychiatre. Il les a suivies en consultation pendant plusieurs années ou plusieurs mois et aurait profité de leurs failles et de leurs faiblesses. Les événements se seraient déroulés en 1989. A leur demande, les noms de ces femmes ont été changés, leurs voix modifiées.
L’une d’elle, Emmanuelle, apprenant il y a un an qu’elle n’était pas seule à avoir subi les assauts de son psychiatre a décidé de porter plainte auprès du conseil de l’ordre de la Sarthe. Celui-ci a immédiatement réagi en provoquant une conciliation. Cette dernière n’ayant rien donné, le médecin niant tout écart, le conseil départemental de l’ordre a décidé de le faire comparaître devant la chambre disciplinaire régionale à Nantes au printemps 2017.
►Reportage : Sandrine Gadet, Vincent Raynal, Nathalie Saliou-Tendron, Raphaël Fischer, Eric Rosello et Jean-Manuel Esnault
Interviews : Claire (17 ans au moment des faits), Emmanuelle (27 ans au moment des faits), Gilles Lazimi (membre du Haut Conseil à l'égalité femmes-hommes), Dr Frédéric Joly (président de l'ordre des médecins 72 depuis 2015), Dr Emmanuelle Piet (présidente du collectif féministe contre le viol)
Les médecins, comme les prêtres ou les professeurs avant eux, sont considérés au-dessus de tout soupçon. Dans l’inconscient collectif, un médecin est forcément quelqu’un de bon puisqu’il a choisi de soigner ses contemporains. On le sait pourtant : l’habit ne fait pas le moine.
Emmanuelle Piet est elle-même médecin, elle préside le collectif féministe contre le viol (CFCV) basé à Paris qui depuis plus de 40 ans accompagne les victimes traumatisées par un viol ou une agression sexuelle. Elle connaît bien le milieu médical, ses usages, sa culture, son inertie aussi quand il s’agit de sanctionner des médecins qui dérapent. Et en la matière, on part de très loin.
Il existe au sein du corps médical dans son ensemble des comportements répréhensibles, punissables, qui relèvent du code pénal et qui pourtant sont minimisés par les instances professionnelles. Ainsi le conseil de l’ordre peine à sanctionner, à radier les médecins dont il est prouvé qu’ils ont fauté.
Et cette inertie commence souvent au moment même où la femme victime de viol tente d’en parler à son médecin traitant. C’est en tout cas ce que nos témoins ont vécu. Toutes deux ont eu l’impression de vivre une double peine : à l’outrage subi s’agrégeant l’incrédulité voire l’indifférence de leur entourage et de leurs médecins traitants.
Pour Gilles Lazimi, spécialiste des violences sexuelles faites aux femmes, le médecin qui recueille de tels témoignages se doit d’abord et avant tout d’écouter et de ne surtout pas remettre en question les propos des victimes. Lui-même a entendu nombre de personnes victimes d’agressions sexuelles témoigner….pas une n’avait inventé ce qu’elle disait avoir subi.
Pourquoi les victimes se tournent-elles vers le conseil de l’ordre des médecins ?
En droit français, les agressions sexuelles et les viols sont des délits et des crimes soumis à la prescription. Si les femmes ne portent pas plainte auprès de la justice dans les temps, toute poursuite est abandonnée. Le conseil de l’ordre, lui, n’applique pas la prescription. Un médecin fautif peut être sanctionné, radié par son ordre des années après la dénonciation des faits.
Beaucoup de femmes et d’associations militent pour la levée de la prescription. Flavie Flament, qui a récemment désigné le célèbre photographe David Hamilton comme son violeur, alors qu’elle n’avait que 13 ans, en a fait son combat.
L’humoriste Nicole Ferroni en a tiré une chronique sur France Inter.
A noter, le 16 février une loi qui double les délais de prescription a été votée.
Comment évolue et réagit le conseil de l’ordre des médecins face aux faits qui lui sont rapportés et aux plaintes concernant des professionnels de santé?
Longtemps critiqué pour son inertie, voire sa complaisance à l’égard de médecins soupçonnés de viols et d’agressions sexuelles, le conseil national de l’ordre des médecins semble aujourd’hui ne plus vouloir fermer les yeux sur les agissements de nature criminelle qui peuvent être commis par des praticiens.
En avril 2016, il a apporté des modifications aux commentaires du code de déontologie, au paragraphe 6 a été ajouté l’alinéa suivant :
"La relation médicale implique l’obligation éthique du respect de la personne humaine et de sa dignité. Le médecin ne doit pas abuser de sa position notamment du fait de la vulnérabilité potentielle du patient, et doit s’abstenir de tout comportement ambigu (regard, parole, geste, attitude, familiarité inadaptée…) en particulier à connotation sexuelle (voir recommandations en annexe). "
Une annexe relative à "l’inconduite à caractère sexuel" a également été ajoutée aux commentaires.Par ailleurs face aux questionnements des conseils départementaux, destinataires de plaintes dénonçant des faits de nature criminelle, la section Ethique et Déontologie a diffusé une circulaire, en octobre 2016, indiquant la marche à suivre en cas de plainte circonstanciée et avérée.
Ce texte officiel, rédigé par le Dr Jean-Marie Faroudja et son secrétaire général Walter Vorhauer, rappelle aux présidents départementaux qu’"un conseil départemental de l’ordre qui serait informé d’un comportement criminel de la part d’un médecin est tenu par le code pénal de le rapporter aux services du parquet. Le président départemental n’est pas tenu au secret médical si de tels faits lui sont rapportés".
Le viol n’est pas un phénomène marginal
Selon le Haut Conseil à l'égalité entre les femmes et les hommes (HCE), en France, 84 000 femmes âgées de 18 à 75 ans et 14 000 hommes déclarent avoir été victimes de viol ou de tentative de viol sur une année. C'est aussi ce que constatent les associations : "Autour de nous, parmi nos collègues, nos proches, nos amies, une femme sur 10 a subi ou subira un viol ou une agression sexuelle dans sa vie." Elles militent pour que ces crimes soient dénoncés, les coupables punis. Plus largement, elles se battent pour la reconnaissance des victimes et le droit des femmes.
• Créée dans le sillage des révélations concernant des crimes de pédophilie au sein de l’église catholique, La parole libérée, basée à Lyon, a recueilli dans un premier temps des témoignages anonymes de victimes. Elle a mis au point un logiciel dénommé "Match" qui recoupe les témoignages et permet de retrouver les différentes victimes d’un même prédateur. Nos deux témoins ont notamment utilisé le logiciel de cette association pour rechercher d’autres victimes de leur praticien.
Pour témoigner il faut se rendre sur le site coabuse.fr. L'association a déjà recueilli une vingtaine de signalements.
• Le CFCV, Collectif Féministe Contre le Viol a mis en place depuis 1986 un numéro vert viols femmes infos : 0800 05 95 95.
Des bénévoles, formés à l’écoute, assurent au quotidien une permanence nationale. Près de 7000 personnes contactent chaque année cette plateforme téléphonique. En moyenne 3 à 15 crimes sont dénoncés chaque jour.