"Si j'avais su que c'était cancérigène je n'aurais pas travaillé là bas" Un scandale sanitaire dénoncé chez Tetra Médical

Exposés à l'oxyde d'éthylène, un gaz cancérigène pendant des dizaines d'années, des ex-travailleurs de l'entreprise Tetra Médical à Annonay (Ardèche) accusent leur ancien employeur de les avoir mis en danger sans les informer des risques de leur activité.

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"Quand j'ouvrais le carton, un air chaud sortait et me venait au visage avec une drôle d'odeur similaire à l'éther". Cathy est une ancienne salariée de Tetra Médical à Annonay, un fabricant de matériel médico-chirurgical et dentaire fermé depuis un an.

Comme des centaines d'autres salariés, elle est exposée quotidiennement à l'oxyde d'éthylène. Un gaz utilisé dans la stérilisation des matériels médicaux à usage unique, activité principale de l'entreprise Tetra Médical, et dans la fabrication de certains produits (compresses, kits chirurgicaux, pansements). À chaque contrôle des emballages, elle a le même réflexe. "Je m'écartais, j'avais un mouvement de recul, car je sentais que ce n'était pas bon à respirer", se remémore la quinquagénaire. 

"On avait totalement confiance en nos dirigeants"

Le gaz incolore est classé "cancérogène, mutagène et reprotoxique"  (CMR) par les agences sanitaires françaises et européennes depuis le Règlement 1272/2008. Cette molécule a été interdite récemment dans la stérilisation des additifs alimentaires. Mais elle est utilisée dans des activités comme celles de Tetra Médical.

Simplement vêtus d'une blouse, les salariés exposés au processus de stérilisation n'ont ni masque, ni gant. Or, ni Cathy ni les autres salariés n'auraient été avertis de la dangerosité de ce gaz.

"On ne se posait pas trop de questions, on nous disait que le produit n'était pas dangereux, que le gaz était lourd et restait au sol, on avait confiance en nos dirigeants"

Cathy,

ancienne salariée de Tetra Médical à Annonay

En 2003, Cathy est atteinte d’un premier cancer du col de l’utérus, puis d’un cancer du sein en 2019. "Ça faisait beaucoup de coïncidences ces deux cancers pendant mon activité", souligne l'ancienne salariée. Puis, d'autres collègues sont touchées par des maladies similaires, une en décède. Cette accumulation interpelle l'agent de contrôle. 

La quinquagénaire finit par se documenter sur l'oxyde d'éthylène et décide de déposer un dossier de reconnaissance de maladie professionnelle, confortée par les conseils du médecin du travail qu'elle sollicite. Elle découvre la dangerosité du gaz classé CMR. "J'étais en colère de ne pas avoir été alertée, que presque personne parmi les salariés ne soient au courant", raconte Cathy.
En novembre 2022, son cancer du sein est reconnu comme maladie professionnelle. 

"Notre employeur ne nous a pas protégés, c'est un manquement et une négligence. Je veux des réponses."  

Cathy

Des "bébés Tetra" 

L'oxyde d'éthylène est aussi considéré comme "reprotoxique" ce qui signifie qu'il a des conséquences sur la fertilité et in utero. Aurélie, 37 ans, une autre salariée du fabricant, en a fait les frais. Son fils naît pendant qu'elle travaille à Tetra Médical. Aujourd'hui, son petit Joey âgé de quelques mois souffre de malformations. 

En plus de l'inquiétude et de la colère, la jeune femme ne peut s'empêcher de se sentir coupable d'avoir exposé son enfant à un produit aussi toxique. Pourtant, quand elle évolue à Tetra Médical, elle n'opère même pas dans l'atelier de stérilisation. "Si j'avais su que c'était cancérigène, bien entendu que je ne serais pas allée travailler là-bas. J'aurais encore moins fait un enfant pour lui causer des problèmes", déplore Aurélie.

Malgré tout, elle reste déterminée à obtenir les réponses à toutes ces questions pour l'instant en suspens. "Pourquoi la direction ne nous a rien dit ? Pourquoi les salariés n'ont pas été protégés ? Pourquoi il n'y a pas eu de contrôle ?", s'interroge Aurélie. "Je travaille pour payer mes factures, nourrir ma famille et je me retrouve à mettre danger mon fils", assène-t-elle. 

Là encore, le cas d'Aurélie et son fils n'est pas isolé. D'autres mères et leurs enfants subissent des malformations et des maladies confirmées par la médecine du travail. "Des risques de malformations, des fausses couches, des problèmes de fertilité, des problèmes chromosomiques et des mutations vers des cancers". Voilà à quoi sont exposés les mères et leurs enfants. Des particularités telles qu'Aurélie et les autres mères les nomment "les bébés Tétras". 

Une contamination sans équivoque

La liquidation judiciaire de l'entreprise est ordonnée en février 2022 et des analyses sanguines sont commandées par les services de santé au travail, deux semaines avant sa fermeture. Les résultats sont sans équivoque. Le taux de contamination à l'oxyde d'éthylène d'Aurélie monte à 353,8 pmol/gG alors qu'il ne faut pas dépasser le seuil de 60 pmol/gG  selon le laboratoire qui réalisé les tests. 

Avec Aurélie, dix-huit personnes sont testées. C'est également le cas d'Alain, employé pendant une trentaine d'années chez le fabricant. Lui, explose le seuil recommandé avec un taux de 1 547,10 pmol/gG. "J'allais récupérer les indicateurs biologiques au cœur de la palette [qui venait de subir le processus de stérilisation par le gaz]", ce qui expliquerait un chiffre si élevé. 

Lui non plus n'a pas été protégé. "Au début, on travaille sans masque, puis on nous a donné des masques à gaz dont on changeait les cartouches une fois par semaine. On a appris par la suite qu'il aurait fallu les changer tous les jours", s'agace l'ex-salarié. L'oxyde d'éthylène peut également s'avérer explosif. C'est le seul risque mentionné aux salariés pendant toutes ces années. On leur recommande aussi de ne pas rester trop longtemps dans la salle et de procéder à des aérations.

Pendant des années, Alain souffre de toux. Depuis l'arrêt de son travail au laboratoire d'Annonay, elle a disparu. Son épouse, ancienne intérimaire chez Tetra Médical durant 17 ans, décède d'un cancer de l'estomac en 2015. 

"Nous savions que le gaz était dangereux"  

Les risques de lésions de la peau, de survenance de cancer, de maladies du sang ou du cœur et les menaces reprotoxiques sont inscrits sur les fiches INRS de l'oxyde d'éthylène.  Ils sont aussi signalés par des pictogrammes sur les bouteilles de gaz. Comment expliquer que ces risques n'aient pas été abordés dans l'entreprise ? 

"Nous savions que le gaz était dangereux, mais nous n'avions pas conscience du niveau de toxicité", argumente un ancien cadre de Tetra Médical qui souhaite rester anonyme. Employé pendant une vingtaine d'années à Annonay, il explique qu'il n'y a pas eu d'alerte spécifique donnée dans l'entreprise par qui que ce soit. Il ne se rappelle pas non plus de panneaux ou d'affiches dans les couloirs. "Cela ne fait pas vingt ans qu'on manipule ce gaz, on se doutait que ce n'était pas anodin puisque des capteurs étaient dans la salle de stérilisation", renchérit-il. Mais ces derniers saturaient rapidement. Et ils auraient tardé à être installés. 

"Personne n'a tiré la sonnette d'alarme. On était tous dans l'inconscience. Ou alors peut-être qu'on était tous conscients du danger mais dans un déni collectif"

un ancien cadre de Teta Médical

"On peut se demander si le problème de ce gaz n'aurait pas dû être pris en compte par l'ensemble des salariés beaucoup plus tôt et pas au moment où l'entreprise ferme", ajoute l'ancien cadre. Lui ne craint pas pour sa santé. "J'ai peut-être tort", remarque-t-il à demi-mot. 

Drame sanitaire

Soutenus par les pouvoirs publics, les anciens salariés, les sous-traitants et les intérimaires du fabricant pourront bientôt disposer d'une cellule de crise afin de bénéficier d'un accompagnement psychologique et médical. Ce suivi, demandé par les salariés, permettrait d'obtenir de nouveaux examens sanguins pour surveiller leur taux de contamination et de tester ceux qui ne l'ont pas encore été. Aurélie veut savoir si des traces d'oxyde d'éthylène sont retrouvées sur son bébé car elle n’arrive pas à obtenir des analyses par son médecin, ni à les faire réaliser par des laboratoires locaux non spécialisés.

A l'union locale de la CGT, les témoignages affluent. C'est eux qui ont d'abord accompagné Cathy et Alain en novembre 2022 pour constituer leurs dossiers et leurs témoignages en vue de les déposer chez un avocat. Pour alerter les anciens salariés, l'union locale syndicale a aussi organisé quatre réunions publiques. Elle récolte des centaines de témoignages sur les conditions de travail chez Tetra Médical. 

Par la suite, 80 personnes ont pris contact avec un cabinet d'avocat spécialisé dans la défense de victimes de maladies professionnelles. "Nous venons de déposer des recours pour 51 d'entre eux et avons saisi le conseil des prudhommes d'Annonay pour une procédure de réparation de préjudice d'anxiété", confirme Me François Lafforgue. 

Le cas de Cathy et sa reconnaissance comme maladie professionnelle a été un premier pas dans l'affaire. L'objectif est d'établir le lien entre les maladies contractées par des salariés et leur exposition à l'oxyde d'éthylène chez Tetra Médical. Dans l'entreprise de stérilisation, l'ensemble des salariés aurait été exposé à ce produit qui s'infiltre partout. "Il y a une épée de Damoclès qui pèse sur chacun de ces salariés pour le risque d'une pathologie à court, moyen ou long-terme", explique l'avocat. "On envisage une action pénale, mais il faut faire les choses petit à petit", rappelle Me Lafforgue.

Méconnaissance ou négligence 

Pour Cathy, une action en "reconnaissance de faute inexcusable de l'entreprise" va être engagée pour l'avoir exposée à l'oxyde d'éthylène provoquant un cancer. Elle sera dirigée à l'encontre du liquidateur de l'entreprise, cette fois devant le pôle social du Tribunal judiciaire.

L'entreprise méconnaissait-elle ses obligations en termes de prévention des risques ? La responsabilité incombe à l'entreprise quant à l'information des salariés, leur protection, l'évaluation des risques. "Sur certains de ces aspects, cela a été insuffisant", note l'avocat des ex-salariés. "Les services de l'État n'ont peut-être pas été suffisamment vigilants non plus dans leur contrôle", ajoute-t-il. Or, selon l'art. L. 4121-1 et suivants du Code du travail, c'est bien à l'entreprise de veiller à l'information des travailleurs quant aux risques professionnels (et de les éviter et les combattre). La devise de Tetra Médical "le meilleur du soin" sonne d'autant plus mal.

Contactée, l'ancienne direction de Tetra Médical de 2017 à 2022 n'a pas répondu à nos multiples demandes d'interview. 

De leur côté, les repreneurs de l'entreprise, rachetée en avril 2022, se "désolidarisent" des anciens dirigeants de Tetra Médical.

"Nous ignorions tout de cette affaire que nous apprenons par voie de presse, nous sommes très attristés par les témoignages des anciens salariés", indique Ali Slama, commercial chez New Trade Centre. Son entreprise est désormais seulement distributrice et non productrice des produits Tetra Médical.

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