C'est un texte de René Char qui a convaincu Jean-François Manier de créer, il y a quarante ans, sa propre maison d'édition et d'imprimerie de livres de poésie. Ce formidable organisateur du "festival des lectures sous l'arbre", en Haute-Loire, livre ses souvenirs dans "Vous êtes formidables".
Existe-t-il encore, en 2021, une place pour la poésie dans ce monde ? « Mais oui, et je pense même qu’elle est de plus en plus grande ! » répond sans hésiter Jean-François Manier, éditeur de notre région. « Plus le temps s’accélère, plus on est entraîné dans des échanges rapides et instantanés, plus la poésie a sa place. Elle nous permet de prendre du temps, du recul. D’approfondir le regard que l’on porte sur le monde… » ajoute-t-il.
« Cheyne éditeur », la maison d’édition spécialisée dans la poésie contemporaine fondée par Jean-François Manier au Chambon-sur-Lignon, est une vraie réussite. Elle vient de fêter ses 40 ans d’existence en Haute-Loire.
Et pour cause, de plus en plus de gens écrivent de la poésie. « Notamment pendant le confinement, durant lequel énormément de gens s’y sont mis. Cela ne veut pas forcément dire qu’ils seront les grands poètes du 21ème ou du 22ème siècle » témoigne ce spécialiste.
Les lecteurs sont également toujours très nombreux. Ils s’intéressent à tous les styles. « La plupart du temps, on commence par lire au lycée, par les grands classiques. Et ensuite, certains vont farfouiller… Il y a beaucoup de revues, d’éditeurs, et même de la poésie sur internet. Il existe donc de multiples façons de l’aborder aujourd’hui » a-t-il constaté.
Aimer lire, pour savoir écrire
Qui sont les Rimbaud, Verlaine ou Baudelaire d’aujourd’hui ? Difficile de répondre. « Une maison comme Cheyne, qui est une petite maison d’édition, reçoit 1000 manuscrits par an. Et on édite douze livres. Donc ces livres sont très choisis. Cela ne signifie pas que l’on va y trouver les successeurs aux grands poètes que vous citez. Mais tout de même certains connaissent de grands succès, atteignant parfois les 10 000 exemplaires, ce qui est énorme, pour la poésie d’aujourd’hui. »
Un amoureux de la lecture ne deviendra pas forcément un écrivain ou un auteur. « En revanche, je crois que pour pouvoir écrire, il faut nécessairement aimer lire » sourit l’éditeur. Qui lui-même écrit parfois. « Je vais plus facilement vers la poésie. La prose m’est moins naturelle… »
Impose ta chance, sers ton bonheur et va vers ton risque. A te regarder ils s’habitueront…
Originaire de Paris, Jean-François Manier a découvert très tôt la lecture grâce à la bibliothèque de ses parents. « Elle était pleine de livres très différents et moi, j’allais piocher dans les étagères… » se remémore-t-il. « Je gardais dans ma chambre les livres qui me plaisaient le plus, et je remettais à leur place les autres. Un jour, je me suis rendu compte que ce qui était resté avec moi n’était que de la poésie. »
Il y a 40 ans, sa maison d’édition, qui est aussi une imprimerie, s’est implantée dans cette commune de Haute-Loire grâce à une belle rencontre. « Nous cherchions, avec ma compagne, un endroit pour y implanter notre projet de maison d’édition et d’imprimerie. Le maire du Chambon-sur-Lignon à cette époque, Raymond Vincent, nous a proposé de nous prêter une ancienne école, complètement perdue en pleine nature. »
Pour se lancer dans cette aventure, il s’est lui-même encouragé par ces quelques mots de René Char : « Impose ta chance, sers ton bonheur et va vers ton risque. A te regarder ils s’habitueront…» Une phrase déterminante pour lui. « On dit souvent que la vie peut changer à la lecture d’un poème. Ce poème-là, à un moment de ma vie où j’étais pris entre beaucoup d’avis contradictoires, m’a éclairé. C’est comme s’il avait écrit pour moi… » En l’occurrence, il s’est décidé, notamment contre l’avis de son père, à quitter ses études à HEC, pour se lancer dans ce qu’il aimait. « Je crois que c’était une bonne intuition, en fait…»
Faire sa vie au lieu de la rêver
Monter cette petite entreprise d’édition et d’imprimerie, il y a 40 ans, s’inscrivait dans une époque où pas mal de création de futurs éditeurs notables, comme Acte Sud par exemple, se réalisaient. Et notamment en région. « On nous a quand même pris pour des fous » avoue-t-il. Ce qui ne l’a pas découragé. « Beaucoup nous ont expliqué qu’on y arriverait jamais. Le jour où j’ai entendu un propos différent, venant d’un autre éditeur, qui s’appelait Rougerie, qui m’a encouragé à le faire, cela a été une parole magnifique. C’était comme un coup de pied aux fesses. Il me disait : ne passez pas votre temps à rêver votre vie, mais faites-là ! »
Un peu plus tard, en 1998, la maison « Cheyne » connaît un succès important en éditant « Matins bruns » de Franck Pavlov. Une nouvelle qui évoque la montée de l’extrême-droite, trois avant que Jean-Marie Le Pen, alors président du Front national, n’accède au second tour des présidentielles. Il s’en vendra deux millions d’exemplaires, ce qui renforcera la stabilité financière de l’entreprise.
Jean-François est aussi le créateur, il y a 30 ans, du fameux festival des « lectures sous l’arbre » à la mi-août. L’idée est d’organiser la rencontre de poètes et de lecteurs. Le public y voit aussi des films, des concerts. Chaque année, un pays en est l’invité principal, comme l’Italie, en 2021. « C’est vrai que je tiens à la fois à la présence du livre au cœur de la manifestation, mais on veille à ne pas être fermés. »
Aujourd’hui, la maison « Cheyne » a évolué et son siège s’est déplacé. Depuis 2014, le site du Chambon-sur-Lignon abrite « L’arbre vagabond », un café-librairie ouvert avec Simon, le fils de Jean-François. Un écrin idéal pour les rêves et les rencontres. « Je voulais beaucoup travailler dans ma vie, et la terminer plus tranquillement. Et comme j’aime le vin et les livres, je me suis lancé dans un bar-librairie. Ce qui représentait la fin de ma vie professionnelle s’est transformé en début de celle de Simon. »
C’est un lieu singulier, loin de tout, où l’on propose des choses que les gens ne trouvent pas déjà ailleurs. A découvrir par tous les amateurs… d’instants poétiques.
Voir (ou revoir) "Vous êtes formidables" avec Jean-François Manier