En cette mi-janvier, les combats font rage en Ukraine, notamment à Soledar et à Bakhmout. Près de 11 mois après l’invasion russe, Frédéric Charillon, spécialiste des relations internationales et enseignant à l'Université Clermont Auvergne, nous livre son analyse du conflit et évoque des scénarios de sortie de crise. Pour l'ancien directeur de l’Institut de recherches stratégiques de l’Ecole militaire, la guerre va être longue.
En février prochain, cela fera déjà un an que la guerre entre l’Ukraine et la Russie a éclaté. L'Ukraine a affirmé vendredi 13 janvier contenir une offensive russe de "forte intensité" à Soledar, après "une nuit chaude" dans cette petite ville de l'est du pays soumise à une pression accrue des troupes de Moscou. Frédéric Charillon est professeur d’université en sciences politiques, enseignant à l’Université Clermont Auvergne. Il est l’auteur de « Guerres d’influence » aux éditions Odile Jacob, paru en janvier 2022. Frédéric Charillon est ancien directeur de l’Institut de recherches stratégiques de l’Ecole militaire (Irsem). Il analyse actuellement la guerre qui oppose l’Ukraine à la Russie : « C’est un conflit qui va être long. Il ne faut pas s’attendre à des solutions, encore que, on ne sait jamais. Dans le domaine des relations internationales, il y a beaucoup de surprises. La Russie est en train de perdre sur le terrain mais n’acceptera pas de perdre. Il faut se demander comment cette situation peut se finir. On a affaire à une puissance nucléaire donc c’est un pays qui ne pourra pas être battu, au sens d’une intervention sur son territoire. La Russie peut, en revanche, être battue dans son intervention extérieure, pour les territoires de l’Est, même si à Moscou on ne les considère pas comme tout à fait extérieurs. On sent que ce ne va pas bien se passer pour cette intervention extérieure et la Russie ne l’accepte pas. Cela constitue une grande inconnue. On a connu cette situation pour des puissances occidentales, comme les Etats-Unis au Vietnam, les Etats-Unis en Somalie, les Etats-Unis en Afghanistan, les Etats-Unis en Irak. Au bout du compte, ces puissances ont toujours fini par admettre qu’il fallait trouver une porte de sortie et que tous leurs objectifs ne seraient pas atteints. Pas plus tard qu’à l’été 2021, les Etats-Unis se sont retirés d’Afghanistan, après deux décennies de guerre. La question est de savoir si un régime autoritaire comme la Russie va arriver aux mêmes conclusions et admettre que c’est raté, que les objectifs initiaux ne seront pas tous atteints, pour trouver une porte de sortie. Est-ce que la Russie est dans cette disposition d’esprit concernant l’Ukraine ? Dans les années 80, elle l’a été concernant l’Afghanistan mais c’était Gorbatchev et c’était l’Afghanistan, donc plus loin. L’intervention russe s’est terminée par un retrait. Là, on ne sait pas si la combinaison de la psychologie de Vladimir Poutine et de la proximité que constitue l’Ukraine va faire qu’ils vont accepter un retrait ».
" Le premier scénario est celui de l’escalade"
Au sujet d’une possible fin du conflit, l’universitaire propose plusieurs scénarios : « Le premier scénario est celui de l’escalade et c’est ce que tout le monde redoute. A un moment, la Russie dit que les territoires de l’Est sont russes, qu’il y a des armées étrangères sur son territoire, avec des armes de l’OTAN, du matériel américain donc elle va utiliser l’arme nucléaire. L’autre scénario, plus probable et moins apocalyptique, mais pas forcément réjouissant non plus, est celui d’une guerre longue. C’est une guerre d’usure, avec une Russie qui continue de pilonner l’Ukraine, l’empêche de se développer, de vivre normalement, d’être une démocratie stable. Elle bombarde des infrastructures comme l’électricité en se disant, qu’au bout du compte, la lassitude va jouer. La population ukrainienne va en avoir assez. Les Occidentaux vont commencer à moins soutenir les Ukrainiens. On entendra de plus en plus de voix, notamment dans les relais d’influence russes, pour dire qu’il y en a marre. Ils comptent là-dessus. Ce n’est pas non plus sans risques pour Moscou, car, en attendant, les sanctions sont là. Cela coûte cher aussi à la Russie. L’aide militaire à l’Ukraine est de plus en plus importante et on lui livre du matériel de plus en plus sophistiqué. Il n’est pas dit qu’on trouve une solution parfaite ».
L'enjeu de la bataille de Soledar
En cette mi-janvier, les combats font rage à Soledar. La prise de cette petite ville d'environ 10 000 habitants avant la guerre, aujourd'hui complètement détruite, permettrait à Moscou de brandir enfin une victoire militaire, après une série de revers humiliants. Frédéric Charillon insiste : « La Russie ne peut pas tout le temps reculer. Il y a eu une tentative d’encerclement d’un certain nombre de points névralgiques. Le fait de garder certaines villes ou certains lieux stratégiques n’a pas fonctionné donc on essaie maintenant d’autres manœuvres de contournement, on livre d’autres batailles stratégiques pour assurer un certain nombre de positions. En ce moment, c’est là que cela se joue. Je pense qu’il faut s’attendre, dans les prochains mois, à ce qu’il y ait un certains nombres de batailles autour de points stratégiques. Il s’agira parfois de tenir une position, parfois d’encercler une autre et préparer une offensive plus vaste. Il faut qu’on s’y habitue. Malheureusement c’est une sorte de pourrissement de la situation. Les régimes autoritaires sont convaincus de la faiblesse des démocraties. Ils pensent que nous ne tenons pas notre détermination à long terme, que nous somme faibles, à cause de notre classe politique, à cause de notre diversité, à cause de nos opinions publiques. Ils pensent que nous allons finir par plier à terme. Ils lancent des batailles, les unes après les autres, jusqu’à ce que la lassitude gagne l’adversaire. Je pense qu’ils se trompent. La société russe n’est pas aussi prête que cela à endurer tout et n’importe quoi. On n’est plus au temps de la bataille de Stalingrad. Au bout du compte, la multiplication des batailles, des fronts, va finir par coûter beaucoup plus cher à la Russie qu’elle ne démobilisera les pays occidentaux ».
La personnalité de Poutine au cœur du conflit
Dans ce conflit qui s’enlise, l’image de Vladimir Poutine se confond avec celle de la Russie. C’est lui qui est au centre de l’échiquier. Le chef des renseignements ukrainiens a assuré le 4 janvier à ABC que le dirigeant russe serait « mourant ». L’universitaire souligne : « Des rumeurs, il y en a tout le temps et sur tous les personnages un peu mystérieux et en plus, dans un système autoritaire opaque, forcément, cela encourage ces rumeurs. Il y a à peu près les mêmes sur le chef du Hezbollah, au Liban, Hassan Nasrallah, ou sur le leader nord-coréen. On n’a pas de transparence, on n’a pas d’accès à ces régimes donc il y a des rumeurs régulièrement sur leur santé. C’est invérifiable. La centralité de Vladimir Poutine est importante parce que c’est le président de la Russie depuis 20 ans. Il y a eu l’intermède du moment où il est devenu Premier Ministre mais c’est lui qui était le véritable centre du pouvoir. Considérons que cela fait 22-23 ans que Vladimir Poutine est au pouvoir. C’est la pièce centrale. C’est lui qui a bâti la stratégie, qui a modernisé l’armée, qui a décidé cette guerre. Cette guerre n’est que la continuation d’efforts répétés pour reprendre le contrôle de l’Ukraine. Il y a eu des dirigeants ukrainiens qu’on a essayé d’empoisonner, des élections qu’on a tenté de manipuler, les événements de la place Maïdan ensuite, l’annexion de la Crimée. Tout cela c’est lui. Il est forcément important pour cette raison-là. C’est lui aujourd’hui qui tient les rênes du pouvoir à Moscou. Maintenant, Vladimir Poutine est un symbole. Il est difficile, pour un certain nombre de pays, à commencer par les Ukrainiens mais aussi les Polonais, de traiter avec lui. Il est devenu le symbole de cette Russie agressive, qui a retrouvé ses ambitions, ses stratégies de déstabilisation. Pour ces raisons, le personnage de Poutine est important. Quand on dit cela, on pense à ce qui pourrait se passer s’il n’était plus au pouvoir. Rien ne dit que ce serait beaucoup mieux. Cela dépend par qui, bien évidemment, il serait remplacé. S’il est remplacé par un ultranationaliste moins rationnel, moins cynique que lui et peut-être instable psychologiquement, on ne va pas y gagner grand-chose. Mais le fait de remplacer Poutine permet un nouveau départ dans la négociation, permet au moins de dire à des pays que ce n’est plus la même équipe au pouvoir. Tout redevient possible. Rien ne dit que cette phase-là ne soit pas très éphémère et que tous ces espoirs seront déçus ».
Le Conseil de sécurité de l'ONU doit se rassembler ce vendredi 13 janvier à 20H00 GMT pour discuter de la situation en Ukraine, près de 11 mois après le début de l'invasion russe.