Un sociologue de l'université de Brest vient de boucler une étude sur les anciens pyrotechniciens de l'Ile-Longue. De 1972 à 1996, ces ouvriers d'Etat ont assemblé les têtes de missiles nucléaires "sans aucune protection". Un quart d'entre eux sont décédés de manière précoce.
A la question, 'de quel équipement de protection individuelle bénéficiez-vous ?', les réponses des anciens ouvriers de la base des sous-marins nucléaires de l'Ile-Longue laissent perplexe : chaussures de sécurité et casque. Ni plus ni moins. De 1972 à 1996, ils ont travaillé à l'assemblage des têtes nucléaires des missiles. Ce sont ces 200 salariés de l'atelier de pyrotechnie que l'enquête du sociologue Jorge Muñoz a donc ciblé. Un seul lieu sur une période donnée pour "savoir ce qu'ils sont devenus en termes de santé" et évaluer leurs conditions de travail.
35 % de cancers
Sur les 200 personnes visées par cette étude, 54 étaient décédées de manière précoce avant même qu'elle ne démarre. Leur moyenne d'âge : 62 ans, "or, l'espérance de vie des ouvriers en France est de 77 ans, souligne Jorge Muñoz. Cela interroge forcément car nous avons quand même affaire à des ouvriers d'Etat avec des conditions d'emplois plus stables et bien plus favorables que dans d'autres filières".
97 ont accepté de répondre au questionnaire du sociologue. 63 déclarent avoir des problèmes de santé : des cancers pour 23 d'entre eux. "Leucémies, cancers de la thyroïde, des poumons, de la vessie, du colon, des testicules, précise l'universitaire. Ces ouvriers ont été polyexposés. Certes, il y avait des radiations, de l'amiante, mais ils manipulaient aussi des solvants, des huiles, ils avaient des postures de travail pénibles, des horaires décalés, ils étaient soumis perpétuellement aux bruits. Toute une série d'autres risques venaient s'ajouter à celui des radiations".
On nous disait que les missiles ne rayonnaient pas plus que le granit
Au sein des "Irradiés de l'Ile-Longue", l'antenne brestoise de l'association Henri-Pézerat qui regroupe les anciens ouvriers du nucléaire et leurs familles, les résultats de l'enquête ne sont pas une surprise. Son président Francis Talec parle même de "mensonge d'Etat" car, dit-il, "aucun de nous ne connaissait les risques et la Marine nationale s'était bien gardée de nous en informer. On nous disait que les missiles ne rayonnaient pas plus que le granit".
Secret défense
Ce combat pour la vérité, les ouvriers l'ont entamé en 1996. A l'époque, les ateliers s'arrêtent durant trois semaines. "On a découvert que les nouvelles têtes de missiles TM75 rayonnaient plus que les précédentes" relate Francis Talec. Un dosimètre oublié par un agent du Commissariat de l'énergie atomique près d'une tête nucléaire met l'atelier de pyrotechnie en alerte. "L'appareil de mesure était en saturation, se souvient Pierre Bihannic. On a voulu savoir ce qui se passait".
Le CHSCT de l'Arsenal tape du poing sur la table et exige une enquête sur les conditions d'exposition à la radioactivité des ouvriers. Rédigé par le contre-amiral Geeraert, le rapport est très vite classé secret défense. Une longue bataille judiciaire pour obtenir sa déclassification va s'engager. Elle aboutira en 2020, "par une levée très partielle du secret défense indique Francis Talec. Néanmoins, on peut y lire ces deux phrases qui corroborent les faits que nous dénonçons : 'L’intensité du rayonnement est supérieure aux valeurs initialement prises en compte', et 'ces mesures révèlent en outre que la composition du rayonnement est différente de celle qui était alors estimée', ce qui veut dire que les travailleurs ont effectivement été exposés, non seulement aux rayons gamma, mais également aux rayonnements alpha et neutroniques, particulièrement dangereux, les uns et les autres étant des toxiques sans seuil".
Préjudice d'anxiété
Après 1996, les pyrotechniciens de la base sous-marine vont recevoir des dosimètres individuels. "Cela ne protège pas, remarque le président des Irradiés de l'Ile-Longue. On peut déclencher des maladies par effets d'accumulation des faibles doses d'exposition. C'est démontré".
L'antenne brestoise de l'association Henri-Pézerat porte le fer sur la reconnaissance comme maladies professionnelles des cancers ne figurant pas dans le tableau numéro 6 de la Sécurité sociale. "Alors qu'ils sont répertoriés par la loi d'indemnisation des victimes des essais nucléaires" remarque Francis Talec.
L'armée continue d'affirmer que nous étions protégés à l'époque. Ce mensonge est insupportable et d'une indécence rare vis-à-vis des victimes.
Le préjudice d'anxiété subi par ces ouvriers est un autre cheval de bataille du collectif. En mai 2021, le tribunal administratif de Rennes a rendu trente-et-une décisions et reconnu le préjudice moral lié à l'exposition aux rayonnements ionisants. "Mais l'Etat a fait appel sur toutes les décisions qui nous étaient favorables" déplorent les Irradiés de l'Ile-Longue.
Si les tribunaux ont depuis quelques années prononcé la "faute inexcusable" de l'employeur - à savoir le ministère de la Défense - pour une dizaine d'ouvriers atteints de maladies radio-induites reconnues et aujourd'hui décédés, "il n'en reste pas moins que l'armée continue d'affirmer que nous étions protégés à l'époque, constate amèrement Francis Talec. Ce mensonge est insupportable et d'une indécence rare vis-à-vis des victimes".