"Les Bas-fonds" de Gorki: d'un siècle à l'autre, la vie des exclus revisitée par Lacascade

"Les Bas-fonds" de Maxime Gorki (1902) n'ont pas pris une ride, la précarité sociale étant plus que jamais d'actualité. Revisités par Eric Lacascade, leur vigueur brutale dépeignant le déclassement le plus amer éclate en pétards sombres sur la scène du Théâtre national de Bretagne.

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Toute en clair-obscur, avec des lueurs caravagesques sur les corps et les visages mal soignés, cette création, présentée depuis jeudi, a été vivement ovationnée par le public rennais: dans la pension tenue par un couple de marchands de sommeil, Ténardiers russes sans scrupules, les disputes et beuveries d'une dizaine de déclassés et de voleurs ne cessent guère entre rêveries, utopies, nostalgies de bonheur et d'argent, et proclamation de foi en l'homme... malgré tout.
L'aspiration à un salut à la fois collectif et individuel, thème typiquement russe, imprègne cette pièce de Maxime Gorki, revisitée par le regard social aigu du metteur en scène lillois, alors même que l'on commémore le centenaire de la Révolution russe, dont l'écrivain a été protagoniste adulé et contesté.

"Travailler avec la précarité"


La scène est dépouillée et profonde, se noyant dans la nuit. "J'ai voulu travailler sur la profondeur du plateau", explique Eric Lacascade. "J'ai voulu une simplicité de décor et de dispositif pour parler de la vie de ces gens-là. Il n'était pas question de mettre des centaines de milliers d'euros dans un décor lourd, je dirais bourgeois. Il fallait travailler avec la précarité puisque c'est une pièce qui parle de la précarité. J'ai voulu trouver une précarité des formes et des styles pour pouvoir les traverser. Je demande aux acteurs de ne jamais s'installer dans une forme, de toujours l'interroger", poursuit le metteur en scène.

Des débats étrangement actuels


Dans cette ombre, des débats passionnés sont étrangement actuels, comme de savoir s'il faut en finir avec l'esclavage du travail, ou sur ce qui est vérité et ce qui est mensonge. Louka, ce Christ athée venu de nulle part, acteur de passage dans la pension, bouleverse le cynisme régnant, en parlant de l'amour et en redonnant la parole et la dignité à chacun, alors qu'ils ont perdu leur identité bourgeoise (un ancien baron) ou n'ont que l'identité délictueuse de leur père (un fils du voleur). "Il y a des gens, il y a des hommes", insistera Louka, homme debout et inquiet.

Humaniste sans illusion 


A la fin de la pièce, l'humaniste sans illusion sera découvert pendu et tous les acteurs de ce monde en déroute lèveront la tête vers lui, soudain silencieux ensemble, dans la profondeur du décor insondable. "S'il mentait le vieux, c'est qu'il avait pitié de nous. Il y a des mensonges qui consolent", commente un des marginaux en repensant à Louka. Pour le metteur en scène, Louka dit: "si tu crois à quelque chose elle existe, si tu n'y crois pas, elle n'existe pas. c'est vraiment une conscience matérialiste, c'est une belle phrase".

Plusieurs générations de comédiens


Eric Lacascade s'est entouré d'une troupe de 23 à 65 ans, composée à la fois d'acteurs fidélisés depuis parfois vingt ans et de jeunes recrues de l'Ecole supérieure d'art dramatique du Théâtre national de Bretagne (TNB). Ils se stimulent entre générations et partagent l'enthousiasme du metteur en scène, interprétant pendant deux heures et demie un texte difficile, sans véritable intrigue, avec une vérité décoiffante. Même si les bouteilles de bière se déversent sans compter sur scène. Lacascade a déjà monté plusieurs pièces russes au TNB dont "Les Estivants" de Gorki et "Oncle Vania" d'Anton Tchékhov. Il est artiste associé au TNB et responsable pédagogique de l'Ecole d'art dramatique de ce théâtre rennais.


La "chute" et la "puissance" de l'homme des Bas-fonds, selon Eric Lacascade
En montant au Théâtre national de Bretagne (TNB) les Bas-fonds de Maxime Gorki, le metteur en scène français Eric Lacascade explique vouloir montrer la "chute" de l'homme mais aussi la "puissance" brute de son expression qu'il veut encourager partout. 

Propos recueillis par Jean-Louis de La Vaissière

Une forme d'expression individuelle et désespérée se déchaîne dans chacun des personnages de la pension des Bas-fonds de Maxime Gorki. Cette expression, qui existait en 1902, est-elle aussi vive, crue et libre aujourd'hui?
"Il y a quelque chose qui me travaille sur la chute de l'homme et sur les empêchements qu'il vit par rapport à sa puissance personnelle. Je pense que la vie est faite pour que la puissance individuelle de chacun puisse s'exprimer au mieux de sa potentialité. Or on vit dans une société qui depuis un certain temps déjà ne permet pas à cette puissance de s'exprimer au plus haut point. Ces gens ont une naïveté simple de l'époque, posent des questions, n'ont pas de faux semblants, parlent directement. La présence de Louka est comme un révélateur chez chacun, un accoucheur, quelqu'un qui prend chacun pour ce qu'il est et qui essaye de le sauver. Exprimer sa puissance personnelle, il faut qu'on nous aide chacun à cela". 

Les Bas-fonds sont traversés de beaucoup de bagarres, de disputes, d'injures. En quoi l'individu peut-il survivre dignement en 1902 comme en 2017?
"Cette pièce m'a résonné dans les oreilles et dans le coeur de manière violente. C'est une pièce très collective où, tout à coup, quelque chose émerge du groupe qui est une parole, qui est une personne. C'est un combat tonique entre l'individu et la collectivité, entre nous-mêmes et les autres".

Dans votre décor volontairement dépouillé, qui décrit la précarité, il y a aussi de la poésie et de la tendresse...
"J'ai voulu ouvrir l'univers poétique du spectateur et qu'il puisse lui aussi imaginer, faire son propre montage. On y voit une salle des pendus comme cela existait dans les mines, et qui reste ancrée dans notre mémoire collective. Et en même temps c'est un système d'accroche dans un asile de nuit qui permet de suspendre ses vêtements et se coucher dans le lit à côté".


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