Le monde d'après va-t-il changer notre façon de nous déplacer dans les agglomérations ? Si oui, comment ? La dernière campagne pour les élections municipales a fait émerger un thème nouveau dans de nombreuses villes : celui du transport urbain gratuit.
Déjà 100 villes dans le monde l'expérimentent dont plus d'une trentaine en France et 3 dans la région Centre-Val de Loire.
Voyager gratuitement dans le bus ou le tram, est-ce la solution miracle ?
A Châteauroux, tous les jours, Tchoutchou Musangu se rend à l’arrêt de bus, à 10 minutes de chez elle. Elle n’est pas la seule à faire le trajet jusqu’à Déols dans la banlieue de Châteauroux.
Le bus se vide devant l’entreprise Agir, une association d’insertion qui emploie 120 personnes en situation de grande précarité. Ici, on trie des vêtements qui sont destinés à la revente.Brigitte, la responsable, recrute principalement des femmes qui viennent en bus. Elle explique que ces femmes, souvent étrangères et en situation de grande difficulté, ne pourraient pas travailler ou se déplacer sans cette gratuité des transports qui leur offre une véritable chance de s’insérer.
Châteauroux la pionnière de la gratuité
Châteauroux a été en 2001 la premières grande ville française à choisir la gratuité des transports publics. A l’époque, le bus ne faisait pas recette : 21 voyages par an et par habitant contre 34 en moyenne pour les agglomérations de même taille. La vente de billets représentait seulement 14% du cout annuel des transports.Une sous fréquentation qui a conduit la mairie de droite de l’époque dirigée par Jean-François Maillet, aujourd’hui sénateur LR, à prendre cette mesure très sociale.
Pour le maire actuel, Gil Averous (LR), la gratuité a permis aux entreprises locales de recruter plus facilement de la main d’ouvre dans un territoire en perte de vitesse et sinistré économiquement.
L’entreprise Rioland, qui sous traite pour de grandes marques de luxe comme Hermès, a décidé d’ouvrir deux nouveaux ateliers à Châteauroux et le critère a pesé lourd dans la balance.On ne reviendra pas en arrière. Ce serait reprendre du pouvoir d’achat aux habitants et réduire la fréquentation. En terme de plus-value sociale, ce ne serait pas acceptable.
Isabelle Bordier, la DRH du groupe Rioland, explique que le personnel est constitué majoritairement de femmes qui habitent en moyenne à plus de 40 kilomètres de leur lieu de travail et dont le temps de trajet est supérieur à 40 minutes. Pour celles qui empruntent en totalité ou partiellement le bus, l’économie peut aller jusqu’à 200 euros par an.
Pour les chauffeurs aussi, le changement a été de taille avec la disparition de la vente de billets.
Mais ce n’est pas tout : fini l’impression des billets, mais aussi les valideurs, les contrôleurs et la rémunération des points de vente, une économie de plus de 100 000 euros par an. Le tout sans licenciements selon Kéolis, le délégataire de service.
Depuis le passage à la gratuité, la fréquentation totale a grimpé de plus de 80 pour cent et continue à augmenter. Pour transporter tout le monde, la ville a dû acheter l’an dernier des bus articulés.
Un tiers des déplacements sont liés au travail et un tiers aux achats dans les magasins, ce qui contribue aussi à maintenir le commerce dans le centre-ville.
A Châteauroux comme dans les autres villes françaises, les transports sont financés par 3 sources différentes comme l’explique le chercheur Maxime Huré, Président de l’Observatoire des Villes du Transport Gratuit : les collectivités publiques par le biais de l’impôt, la taxe transport et la vente de billets, et c’est donc toute l’articulation entre ces 3 sources de revenus qui est à transformer.
Chercher d’autres financements, faire des économies, c’est aussi un choix politique. Un choix que conteste la puissante fédération des usagers des transports, la FNAUT, qui préfère les tarifs sociaux à la gratuité. Son président Bruno Gazeau, estime que les collectivités publiques ne doivent pas se priver de la recette de la billetterie car les villes ont besoin de cet argent pour justement investir dans des transports plus efficaces et moins polluants.
A la campagne aussi
Quelques dizaines de kilomètres au Nord de Châteauroux, la petite commune d’Issoudun a fait le choix de la gratuité il y a 30 ans. D’abord observateurs, les villages environnants ont adhéré au concept et aujourd’hui, un bus, le "TIGR", assure deux fois par semaine la liaison entre la campagne et la ville.Aujourd’hui 11 villages sont desservis par ce transport gratuit. Le cout réel du billet est de 8 euros 40. Un véritable engagement pour le maire, le socialiste André Laignel, vice-président des maires de France qui y voit une réponse à la crise des territoires.
En Eure-et-Loir, à Châteaudun, petite ville de 13000 habitants, la gratuité des transports a été décidée en 2009 par le maire socialiste et conservée par son successeur de droite qui ’y était opposé.Ceux qui sont sans moyen de déplacement dont des captifs et moi je ne veux pas qu’il y ait de captifs dans ma ville.
Les cars Dunois qui assurent les transports sont une filiale de la RATP. A ce jour, 2 bus desservent toutes les heures 28 arrêts sur 2 circuits différents.En 2009, avant la gratuité, le nombre de voyages dans l’année s’élevait à 5000, 10 ans plus tard, il a plus que triplé pour atteindre 16000.Mais l’essentiel semble être ailleurs pour Alain Venot, ex maire LR de Châteaudun.
Le transport gratuit a une importance qui va au-delà de l’aide financière .C’est une source de mixité de la participation citoyenne. Chaque habitant doit se sentir chez lui partout dans la ville.
Des "copains de bus"
Direction le Nord, l’agglomération de Dunkerque et ses 200 000 habitants. Depuis deux ans, la patrie du célèbre corsaire Jean Bart propose le plus grand réseau français de transports gratuits. Une révolution pour le délégataire de services, Kéolis, qui a conduit ce bouleversement.Laurent Mahieu, Directeur DK’Bus :
Avant 2018, 67% des déplacements se faisaient en voiture et la billeterie représentait seulement 10 % des recettes. Aujourd’hui, la fréquentation des bus a explosé. Plus 65% en semaine et plus 125% le week end.On a changé les bus, la couleur des bus, la tenue des conducteurs, l’organisation du travail… En 2018 une entreprise nouvelle est née.
L’artisan de ce succès, c’est lui, Patrick Vergriete, ancien urbaniste élu en 2014 maire de Dunkerque sur cette promesse de gratuité, bien avant la crise des gilets jaunes. Le nordiste est sans doute le meilleur porte-parole de la gratuité des transports urbains en France : la situation était catastrophique, la voiture la voiture était ultra dominante. Elle coute cher et elle pollue.
L’avenir, c’est aussi un bus pensé différemment avec des animations et même des bornes de jeux pour les jeunes. Du côté des conducteurs, on apprécie de ne plus avoir d’argent à manipuler : on est plus serein car on n’a plus d’argent à manipuler donc il n’y a plus d’agressions.
Mais ici comme ailleurs, la gratuité n’est pas…. gratuite. Les usagers sont les premiers à se poser la question du financement. Dunkerque a dû renoncer à une salle de spectacles de 10 millions d’euros pour assurer la gratuité des transports.Qui fait une partie ? ?? pic.twitter.com/NtuM2urHYE
— DK'BUS (@DKBUS) January 20, 2020
Dunkerque, ses harengs, son carnaval, son usine Arcelor Mittal et maintenant ses bus gratuits. On pourrait en sourire mais ici aussi, quelque chose a changé qui n’est pas mesurable et qui fait dire aux habitants qu’ils ont désormais des "copains de bus".
Le Luxembourg, pionnier mondial de la gratuité
Jusqu’à présent la gratuité des transports ne concernait que les villes. Depuis le 1er mars, le Luxembourg est devenu le premier pays au monde où l’on peut prendre le train, le tram ou le bus sans payer.Ce petit pays de 620 000 habitants n’est pas seulement l’un de ceux où le niveau de vie est l’un des plus élevés, ou le siège de grandes institutions internationales, il est aussi celui qui veut donner une leçon d’écologie au reste du monde comme l’explique François Bausch, le Vice-Premier ministre du Luxembourg.Ici près la moitié (47%) des déplacements professionnels se font en voiture contre 32 pour cent seulement pour le bus, et les bouchons sont légendaires. La gratuité devrait faire économiser en moyenne 100 euros par an à chaque foyer et bénéficiera aussi aux 200 000 travailleurs transfrontaliers dont 10 000 français qui ne payent plus la partie de leur voyage effectuée sur le sol luxembourgeois.Les agglomérations européennes sont asphixiées. Ca ne marche plus. C’est important pour tous ceux qui s’engagent en écologie de voir le lien entre les transports et la question écologique.
Pour les écologistes luxembourgeois comme Blanche Weber, la Présidente du Mouvement écologiste Luxembourgeois, l’amélioration de l’offre est plus importante que la gratuité.
Le Luxembourg sera-t-il l’exemple à suivre ? Il est un peu tôt pour le dire. Mais changer la mobilité n’est pas seulement changer la façon de se déplacer. Une chose est sûre : la mobilité telle qu’elle est organisée aujourd’hui, est un échec avec des embouteillages dans les villes, et des zones périphériques délaissées.
La crise sanitaire qui secoue le monde ne fait que renforcer l’urgence de repenser nos déplacements.