L'autonomie. Le mot a été prononcé à de nombreuses reprises par Gérald Darmanin. Et il soulève pas mal de questions. Nous avons demandé à André Roux, l'un des constitutionnalistes les plus renommés de France, de nous fournir quelques éléments de réponse.
André Roux est professeur de droit public à l'Institut d'études Politiques d'Aix-en-Provence, et directeur de la Revue française de droit constitutionnel. En 2018, il a dirigé la thèse "l'autonomie dans la République : bilan politique et juridique de trente années d'autonomie en Polynésie française, 1984 - 2014".
Depuis quelques jours, il suit avec intérêt la situation en Corse. Nous lui avons demandé de nous fournir des clés pour mieux comprendre les enjeux des mois, et des années à venir.
Gérald Darmanin a évoqué plusieurs fois la possibilité pour la Corse d'un statut "à la Polynésienne". Qu'entend-il par là ?
Cela fait référence au statut du 27 février 2004 selon lequel la Polynésie constitue une collectivité d'outre-mer dont l'autonomie est régie par l'article 74 de la constitution. Saint Martin et Saint-Barthélémy bénéficient également d’un statut d’autonomie de l’article 74, mais moins avancé que celui de la Polynésie qui reste la référence, si l'on excepte la Nouvelle-Calédonie qui représente un cas particulier, puisque son statut n'est que transitoire.
En quoi consiste-t-il ?
L'article premier du statut de la Polynésie déclare que "la République garantit l'autonomie de la Polynésie française ; elle favorise l'évolution de cette autonomie de manière à conduire durablement la Polynésie française au développement économique, social et culturel dans le respect de ses intérêts propres, de ses spécificités géographiques et de l'identité de sa population".
Elle peut même déterminer librement "ses signes distinctifs permettant de marquer sa personnalité dans les manifestations officielles aux côtés de l'emblème national et des signes de la République".
Plus précisément, pouvez-vous nous dire ce qui, en Polynésie, relève de l'Etat, et ce qui relève de la collectivité ?
La Polynésie dispose de la compétence de principe, les compétences de l'État faisant l'objet d'une liste limitative (politique étrangère, défense, sécurité, monnaie, enseignement universitaire, garantie des libertés publiques, justice, droit pénal, procédure pénale, notamment). C'est ainsi, par exemple, que la fiscalité relève pleinement de la compétence de la collectivité qui peut ainsi créer ses propres impôts.
Dans le statut Polynésien, la langue est considérée comme un élément fondamental de l'identité culturelle.
André Roux
Les pouvoirs du président de la Polynésie ne sont pas franchement les mêmes que ceux du président de l'exécutif d'une région française, ou même que ceux du président de l'exécutif insulaire...
Non. Il peut de surcroît, dans les domaines de compétence de la collectivité, négocier des accords avec tout État, territoire ou organisme international dans le respect des engagements internationaux de la République. L'État peut cependant s'opposer à cette négociation.
Existe-t-il en Polynésie un statut de résident, ou une disposition similaire ?
Sauf à l'égard des personnes justifiant d'une durée suffisante de résidence en Polynésie, le statut dispose que, "dans le but de préserver l'appartenance de la propriété foncière au patrimoine culturel de la population de la Polynésie française et l'identité de celle-ci et de sauvegarder ou de mettre en valeur les espaces naturels, la Polynésie française peut exercer dans le délai de deux mois son droit de préemption sur les propriétés foncières », dont les transferts sont donc subordonnés à déclaration préalable Le statut contient aussi des dispositions spécifiques au bénéfice des personnes "justifiant d'une durée suffisante de résidence" afin d'assurer la promotion de l'emploi local.
De quelle manière ?
La collectivité peut prendre des mesures favorisant leur accès aux emplois salariés du secteur privé, aux emplois de la fonction publique ou leur accès à l'exercice d'une profession libérale.
Dans ce statut Polynésien, quelle est la place de la langue ?
Si la langue officielle de la Polynésie est le français, son statut affirme aussi que "la langue tahitienne est un élément fondamental de l'identité culturelle : ciment de cohésion sociale, moyen de communication quotidien, elle est reconnue et doit être préservée, de même que les autres langues polynésiennes, aux côtés de la langue de la République, afin de garantir la diversité culturelle qui fait la richesse de la Polynésie française".
On trouve de toute évidence, dans ce statut, de nombreuses similitudes avec les aspirations d'une partie de la Corse depuis de longues années.
Il est évident que les situations de la Polynésie et de la Corse ne sont pas similaires, et qu'un statut "à la Polynésienne" ne serait pas transposable tel quel. Mais, sur un certain nombre de points, il pourrait répondre aux aspirations des autonomistes. C'est le cas pour la maîtrise de la fiscalité, la maîtrise du foncier, la priorité aux Corses en matière d'emploi, la reconnaissance de l'identité culturelle de la Corse...
Statut sui generis
L'autre option avancée par le ministre de l'Intérieur, qui est le nouveau monsieur Corse du gouvernement, c'est un statut "sui generis". Un terme latin qui signifie "de son propre genre". Cela signifierait-il un statut sur mesure ?
Quand le ministre de l'intérieur parle d'un statut "sui generis", il fait à l'évidence référence à ce qui était prévu dans le projet de révision constitutionnelle engagée en 2019, mais qui n'a pas abouti, principalement à cause de l'opposition du Sénat (sans parler de la pandémie…) Afin de reconnaître "la spécificité de la seule île du territoire européen de la France aux dimensions d’une région", l’article 11 du projet de loi constitutionnelle de 2019 prévoyait d’inscrire la Corse dans la Constitution à l’article 72‑5, dans le respect du principe d’indivisibilité de la République. Le premier alinéa de cet article consacrait dans la Constitution le fait que la Corse est une collectivité à statut particulier au sens du premier alinéa de l’article 72. Le deuxième alinéa procédait à la reconnaissance constitutionnelle des spécificités de la Corse.
A partir du moment où l'on modifie la Constitution, tout est possible.
André Roux
Avec quelles conséquences ?
Les lois et les règlements auraient pu comporter des règles adaptées aux spécificités liées à son insularité ainsi qu’à ses caractéristiques géographiques, économiques ou sociales. Cet alinéa aurait permis au législateur de créer des taxes locales propres à la Corse sans qu’il ne soit besoin de créer les mêmes sur le continent. Il aurait ainsi été possible de créer en Corse des impositions visant à tenir compte des coûts spécifiques engendrés par l’activité touristique saisonnière. Le législateur aurait pu adapter la fiscalité nationale, par exemple en confirmant les exonérations en matière de droits de mutation à titre gratuit. Le troisième alinéa prévoyait quant à lui, que dans certains cas, ces adaptations pourraient être décidées par la collectivité elle‑même, surhabilitation du pouvoir législatif ou réglementaire, dès lors que les règles concernées s’appliquent aux matières relevant de ses compétences.
Il s'agissait donc d'une avancée importante dans la voie de l'autonomie, sans aller pour autant aussi loin que celle de la Polynésie, et sans forcément répondre à toutes les revendications des courants politiques autonomistes et a fortiori indépendantistes de la Corse.
C'est une option, apparemment, qui n'est donc pas enterrée...
On peut penser que le président de la République et le gouvernement vont négocier sur la base de ce qui était prévu dans ce projet de révision constitutionnelle. Mais il serait également possible d'aller plus loin, en reconnaissant par exemple l'existence d'un véritable pouvoir fiscal à la collectivité de Corse, ou bien le principe de priorité pour les Corses en matière d'emploi, ou encore, comme en Polynésie, nous l'avons vu, un droit de préemption de la collectivité sur les transferts de propriétés foncières… En fait, à partir du moment où l'on révise la Constitution, tout est possible.
Préserver un équilibre acceptable entre la nécessaire préservation de l'indivisibilité de la République et des aspirations légitimes à plus d'autonomie.
André Roux
Est-ce envisageable ?
De mon point de vue, le statut actuel de la Corse comporte des limites qui ne permettent pas de satisfaire aux revendications de l'actuelle majorité de l'assemblée de Corse. Tel qu'il était prévu, le projet de révision constitutionnelle me paraissait pouvoir réaliser un équilibre acceptable entre la nécessaire préservation de l'indivisibilité de la République et les aspirations à plus d'autonomie qui me paraissent au demeurant légitimes.
La reconnaissance d'une très large autonomie à la Corse supposerait une révision de la Constitution, non pas pour l'inscrire dans l'article 74 (qui ne concerne que les collectivités d’outre-mer, ce que n’est pas la Corse) mais pour lui consacrer un article spécial sur la base duquel un statut d’autonomie avancé lui serait accordé. Mais le gouvernement n'est sans doute pas prêt à ouvrir une telle boîte de pandore qui pourrait ensuite justifier la reconnaissance d'un statut d'autonomie avancée pour la Bretagne, l'Alsace, etc.
Pensez-vous, comme certains opposants à plus d'autonomie en Corse, que ce genre d'évolution serait la porte ouverte à une possible indépendance ?
Selon moi, un tel statut ne constituerait pas un préalable à l'indépendance, la question de l'indépendance ne se posant pas d'ailleurs de manière sérieuse dans aucune des collectivités régies par l’article 74, y compris en Polynésie.