Journal de bord d'une confinée à Ajaccio : Ma chère Jeanne…

Le confinement généralisé est entré en vigueur en Corse, comme partout en France, mardi 17 mars, à midi. Une de nos journalistes raconte ses journées. Ce samedi, elle évoque Jeanne, son arrière grand-mère, et son livret de famille.

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Retrouvez le chapitre 17
(Ce vendredi soir, 18ème jour de confinement, je suis tombée sur le livret de famille de Jeanne, mon arrière grand-mère paternelle. Ce qu’a fait remonter comme souvenirs ce moment, j’ai décidé de vous le raconter ici. Juste, parce qu’il est révélateur de ce que ce qu’il se passe dans cette période « d’enfermement » et de repli sur soi : les souvenirs qui affluent certains jours, comme pour mieux se protéger d’une certaine réalité).

Dans le livret…

« Si les paupières de l’enfant sont ou rouges ou enflées ou collées ; si elles laissent suinter du liquide ou du pus : sachez qu’il ne s’agit pas d’un courant d’air, mais d’une grave maladie. Méfiez-vous de l’ophtalmie qui peut le rendre aveugle et faites-le, immédiatement, le jour même, examiner et soigner par un médecin ».

Le détail des symptômes est précédé de l’entête « AVIS IMPORTANT en ce qui concerne les nouveau-nés ». La mise en garde, tout droit sortie des presses de l’imprimerie D. Braham de Constantine, me fait sourire aujourd’hui encore. J’ai pensé durant longtemps qu’elle constituait la principale originalité du livret de famille de mes arrières grand-parents paternels. Mais c’était sous-estimer Jeanne.

Le document administratif – accessoirement, relique d’un temps où l’Algérie était encore française –contenait, en effet, une « anomalie » qui ne me serait révélée que très tard. Pendant longtemps, je n’ai donc vu dans les feuillets de ce livret jauni par le temps que le moyen d’opérer un retour sur ce passé si précieux à mes yeux. Précieux parce qu’il me venait de celle que j’appelais tendrement « mémé » et qui fut arrière grand-mère pour la première fois à 62 ans, au moment de ma venue au monde.

« Angelo Meli, né le 1er mai 1908, profession, agriculteur, fils de Noël Meli et de Pietrina Fiumenefredde. Jeanne Meli, née le 1er Mars 1910, sans profession, fille de Pierre Meli et de Marguerite Sciulara ». Angelo et Jeanne sont tous les deux nés à Souk-Ahras, arrondissement de Guelma, département de Constantine. Leurs pères étaient frères, ils étaient donc cousins germains. Mon arrière grand-mère avait ainsi hérité d’un nom qui demeurerait le sien toute sa vie.

Combien de fois ai-je feuilleté ce livret de famille sans jamais rien remarquer ?


J’aimais fouiller dans les tiroirs de la chambre de Jeanne, simplement pour en débusquer quelques trésors à la valeur uniquement sentimentale. Cette manie me vient de toute petite et perdure aujourd’hui encore. Pourtant, aucune de mes fouilles méthodiques ne me mena jamais à ce livret de quatre feuillets, dont la couverture camel porte les trois mots étendard censés symboliser le pays des droits de l’homme : liberté, égalité, fraternité. Des valeurs qui auraient du avoir cours dans cette France d’ailleurs, terre d’accueil, qu’était l’Algérie. Mais le mot colonie avait été inventé…

Ce document administratif, traditionnellement délivré par la mairie de la localité - en l’occurrence celle de Souk-Ahras - au moment du mariage, je l’ai vu apparaître un jour du cœur de je ne sais quelle pochette, elle-même enfouie dans d’un sac usé par les années, et resté coincé durant une éternité au fond d’une armoire. Jeanne l’avait sorti d’un air triomphant après quelques bonnes minutes d’un suspense haletant, un jour où nous cherchions désespérément – pourquoi, je ne m’en souviens plus - le nom de famille de la mère de son mari. Je devais alors avoir une douzaine d’année.

A la vue du livret de famille qui avait échappé à mes investigations successives – mais peut-être l’avais-je simplement négligé faute d’intérêt véritable pour la paperasse ? – je restais d’abord perplexe quant à l’aide véritable qu’il pourrait nous apporter concernant le problème posé. Mais Jeanne paraissait si confiante en s’asseyant au bord du lit, ce morceau de rien entre les mains.

« Voilà, Fiu… Fiumifredde… Non, Fiumenefredde », s’exclamait-elle bientôt, ravivant de même mon intérêt pour l’arbre généalogique des Meli, dont les origines se perdent entre Italie, Sicile et Grèce. Je lui arrachai presque des mains ce que j’envisageais déjà comme le garant écrit d’une mémoire familiale dont mon arrière grand-mère était l’expression vivante. Je lus, ou plutôt je déchiffrai, les noms de ces aïeuls qui me paraissaient à la fois si proche s– Jeanne n’était-elle pas à mes côtés ? – et tellement lointains aussi. L’écriture fine de l’officier d’État Civil me renvoyait à cette époque où la plume était encore de mise. J’étais ainsi l’unique héritière – je m’arrogeais ce droit au dépend des générations qui me précédaient dans le descendance – de ce « parchemin » défraîchi passeport vers mes racines.

Peut-être est-ce ce jour-là que Jeanne réalisa qu’il convenait d’apporter une petite modification au contenu ?…

Je ne devais m’attarder que plus tard sur « l’Avis Important concernant les nouveaux nés », collé, comme il était préconisé de le faire, sur le livret de famille. Je me joue régulièrement le couplet à la manière des réclames d’antan. Ou des films de propagande ! « Sachez qu’il ne s’agit pas d’un courant d’air, mais d’une grave maladie »  (dit avec une grosse voix): la phrase me réjouit à chaque fois ! De même que l’incontournable, « immédiatement, le jour même ».

 

La belle imposture…

Le livret est aujourd’hui enveloppé de ce film transparent qui sert à couvrir les livres des écoliers. Sans doute que Jeanne avait pressenti qu’elle aurait désormais l’occasion de le sortir de sa « cachette » plus souvent et donc estimé qu’il était important de le renforcer. Du papier adhésif assure la reliure des feuillets définitivement détachés de la couverture. La partie intérieure de la première page, à l’endroit même où figurait la date du mariage religieux de Jeanne et Angelo – annotation rédigée à la main – avait été déchirée, sans doute par inadvertance. C’est du moins ce que je crus jusqu’à cette soirée d’été que je passais auprès de ma grand-mère paternelle, de longs mois après le décès de sa mère.

Nous avions ressorti tous les trésors sentimentaux de Jeanne et en détaillions chaque pièce, ponctuant notre inventaire de commentaires et de souvenirs. Je retrouvai avec émotion le livret de famille et me mis à lire à haute voix les informations qu’il contenait. « Mariage du 29 avril 1928… ». « 1929 », me repris ma grand-mère. « Mamie, je te dis qu’il est écrit 1928 ! ». C’est alors que me fut dévoilée la belle imposture de Jeanne. Un secret qu’elle aurait pu emporter avec elle si ma grand-mère n’était pas venue, malgré elle, y mettre son grain de sel. Ou plutôt si je n’étais pas venue fourrer mon nez dans les affaires de famille !

Non contente d’épouser son cousin germain, Jeanne, chrétienne pratiquante, était de surcroît tombée enceinte avant le mariage ! Seuls quatre mois séparèrent la cérémonie nuptiale de l’accouchement et non pas les quatorze avancés par le document administratif ultérieurement trafiqué, voire en partie déchiré par la pécheresse qui, visiblement, n’assumait pas complètement sa faute.

D’ailleurs, ce n’est qu’au moment de convoler elle-même en juste noce que ma grand-mère sera informée de ce secret de polichinelle que tout son entourage avait tu durant dix-huit ans. Il faudra près d’un demi siècle – la génération intermédiaire ne sera pas dépositaire de la confidence - pour qu’aveu soit fait une nouvelle fois de cette entorse à la morale. Alors révélée, la falsification du livret de famille n’en paraissait que plus grossière. Comment n’avais-je pas remarqué, avant, que l’encre noire avait fait place à un bleu baveux, l’écriture fine de la plume à des traits épais plus modernes, tranchant singulièrement avec l’harmonie de l’ensemble. En y regardant d’un peu plus près, je m’apercevait même que le neuf transparaissait sous le 8, en chiffre et en toutes lettres.


J’aurais peut-être pu relever l’imposture de moi-même, mais encore aurait-il fallu qu’il me vienne l’ombre d’un soupçon. Or, comme je n’avais pas de secret pour Jeanne et qu’il me semblait qu’elle n’en avait pas en retour pour moi, je n’ai jamais imaginé qu’elle puisse me mentir par omission. D’autant que mon arrière grand-mère était résolument moderne et que, transposée à notre époque, sa « faute » était, finalement, bien peu de choses.

Passé l’étonnement, cette révélation devint pour moi comme un clin d’œil posthume de Jeanne qui me manquait tant.

A suivre ?...

(Je vous ai emmené dans un moment qui m’appartient. Je vous ai présenté, à ma manière, celle qui était ma meilleure amie. Celle qui me protégeait lorsque j’étais enfant et m’a appris énormément. Celle qui m’a dit quand je suis partie faire mes études sur le continent, « je pars avec toi » (elle est restée un mois, le temps que je m’installe). Celle qui a partagé ma vie jusqu’à mes 24 ans. Si je la convoque dans ce moment, c’est qu’elle ravive un sentiment de sécurité intérieur intense. Mon arrière grand-mère, et tout ce que je vais chercher d’elle, constitue ma défense contre la réalité du moment)

 
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