Un article paru récemment dans la revue Le Grand Continent tente de savoir qui compose l’électorat de la candidate d’extrême droite dans l’île. Pour apporter des éléments de réponse, les deux auteurs ont suivi la même méthode que celle développée pour analyser le vote ethnique aux États-Unis.

“D’où vient le vote Le Pen en Corse ?” Cette question qui taraude l’esprit de bon nombre d’observateurs de la vie politique insulaire est l’objet d’une étude réalisée par deux collaborateurs du Groupe d’Etudes Géopolitiques (GEG), un centre de recherche indépendant domicilié à l’Ecole normale supérieure et reconnu d’intérêt général. “C’est un think tank qui s’intéresse à toutes les questions de géopolitique politique européenne, que ce soit au niveau national, transnational ou local”, indique Jean-Toussaint Battestini.  

 

Economiste de profession, il a réalisé l’étude en tant qu’éditeur bénévole avec François Hublet, rédacteur en chef de la revue Blue (Bulletin électoral de l’Union européenne). “Depuis que je collabore avec Blue, je suis un peu le référent corse, poursuit Jean-Toussaint Battestini, originaire de Borgo. Dès qu’il y a de petites questions sur la Corse on essaie de mener des études là-dessus pour expliquer certains faits politiques dans l’île.”   

 

Qui sont les 58,08% de votants qui ont placé Marine Le Pen en tête dans l’île au second tour de la Présidentielle ?

Du simple citoyen, à l’observateur avisé en passant par les anonymes sur les réseaux sociaux, nombreux sont ceux qui ont tenté de répondre à cette question en avançant les hypothèses les plus diverses et souvent les plus contradictoires : nationalistes corses ? Familles venues du Continent ? Abstentionnistes aux scrutins locaux ? Toutes les éventualités ont été débattues.

Pour y voir plus clair, les deux rédacteurs ont analysé les résultats bureau de vote par bureau de vote aux Territoriales de 2017 et 2021, et à la dernière élection présidentielle.

 

À l’issue de leurs recherches, quatre conclusions principales sont présentées :  

 

  1. Les données ne permettent pas d’identifier de corrélation entre le vote nationaliste corse et le vote nationaliste français. (…) L’électorat nationaliste corse n’est pas plus porté à voter Le Pen que l’électorat unioniste.

     

  2. Plutôt que de mettre en équation de manière précipitée vote « continental » et vote Le Pen, il est plus prudent d’avancer que le vote Le Pen est principalement le fait de personnes désengagées de la politique régionale.

     

  3. L’hypothèse d’une forte abstention des autonomistes et indépendantistes corses aux élections françaises est confirmée, cette abstention est même le choix majoritaire des électeurs nationalistes.

     

  4. Sur la question de la réticence à l’immigration comme motif du vote RN, les données disponibles ne permettent pas de conclure. 

Pour aller plus loin dans l’analyse, Jean-Toussaint Battestini nous explique la technique utilisée, tout en analysant les hypothèses et les conclusions qui en découlent.

France 3 Corse : Quelle a été votre méthode de travail pour cette étude ?  

 

Jean-Toussaint Battestini : C’est très simple. Pour estimer ce vote Marine Le Pen en Corse, nous n’avions pas de sondage comme il en existe au niveau national qui permettrait de demander aux Corses pourquoi ils ont voté pour la candidate du Rassemblement national. Du coup, à partir de là, comme on sait ce qu’on ne peut pas faire, on réfléchit avec ce qu’on peut faire. Et on peut télécharger très facilement toutes les données des résultats des élections présidentielles ou de n’importe quelle élection directement sur le site du ministère de l’Intérieur. 

 

Vous avez donc repris les données de chaque bureau de vote en Corse ? 

 

Oui. Nous avons utilisé toutes les données bureau de vote par bureau de vote. On a pris les données des Territoriales 2017 et 2021, ainsi que les résultats des dernières présidentielles. En s’appuyant sur les résultats de chaque bureau, on a appliqué un modèle qui est le même que celui utilisé aux Etats-Unis pour expliquer le vote ethnique aux élections américaines. Comment votaient les Afro-américains ? les Hispaniques ? etc. Comment chaque ethnie se comportait d’une élection à l’autre ? L’idée, c’est d’estimer le vote dans chaque groupe. Ici, en Corse, on a donc remplacé chaque ethnie par un parti politique.

Comment procède ce modèle ? 

 

On prend par exemple un bureau de vote qui a voté 100% autonomiste. À côté, on a à l’inverse un bureau qui a voté divers-droite à 100%. À partir de là, on peut déduire des comportements sur des bureaux de vote en particulier. Le modèle que l’on utilise va alors dire que tel bureau à tendance à voter autonomiste, un autre à droite ou à gauche. À partir de là, le modèle va calculer des micro-différences entre tous les bureaux. Dans ceux où, par exemple, ça a été très serré entre deux candidats (49%-51%), le modèle va calculer cette micro-différence et va ensuite essayer d’estimer les probabilités que d’une élection à l’autre, il y ait des reports de voix pour tel ou tel candidat aux présidentielles. Ces micro-différences sont calculées par un algorithme à la fois sur les Territoriales de 2017 et 2021 et sur les dernières présidentielles. Une fois qu’il les a calculées, il essaie de reconstruire bureau de vote par bureau de vote, commune par commune, comment les reports de voix ont pu se faire en calculant des probabilités.  

 

Est-ce fiable comme technique  ? 

 

À l’instar des sondages, ce modèle nous renvoie aussi des intervalles de confiance. Pour les partis qui font des scores conséquents, la marge d’erreur est la même que pour un sondage classique : +3 -3. Pour les partis qui font des scores inférieurs à 5%, l’intervalle est plus grand, c’est donc plus compliqué de conclure. Par exemple, la liste dissidente d’extrême droite aux Territoriales qui avait fait 0,7%, statistiquement, on pouvait obtenir tout et n’importe quoi car le vote était trop faible. Mais pour des partis comme Core in Fronte, Corsica Libera ou le PNC, ça commence à être fiable. 

Dans votre étude, vous choisissez de vous baser sur les théories avancées par des responsables politiques locaux et des commentateurs pour expliquer l’ampleur du vote RN au second tour de la présidentielle. Parmi ces théories, l’hypothèse de "l’arrivée de familles de France Continentale qui seraient plus enclines à voter RN "…  

 

Sans prendre parti, on observe depuis la victoire des nationalistes en 2015 qu’il y a une déconnexion du système politique insulaire du système politique national. Quand on regarde les répartitions à l’Assemblée de Corse depuis 2015, ou que l’on regarde même le clivage dans le débat politique, ce ne sont pas des thématiques que l’on retrouve dans le débat national. Pour moi, cela pourrait paraître logique qu’une famille qui arrive de France continentale pour s’installer à long terme et qui déplace son lieu de vote, ait besoin d’un certain temps d’adaptation afin de mieux comprendre les enjeux locaux. En fait, c’est potentiellement ce que l’on pourrait remarquer. Même s’il y a des éléments qui vont dans ce sens-là, on ne peut cependant pas conclure de manière catégorique et dire : les Continentaux votent RN. En revanche, un sondage pourrait très bien compléter cela, ce qui nous permettrait d’en avoir la preuve.  

 

Parmi les autres théories étudiées, celle "d’électeurs corses qui seraient particulièrement réticents à l’immigration et attentifs à une montée de l’insécurité en Corse " et celle "des nationalistes corses et de l’extrême droite qui partagent des thématiques communes à travers la défense d’un peuple soi-disant menacé ". Qu'en est-il selon votre analyse ?

 

Le vrai enseignement de cette étude était de dire qu’il y avait un doute légitime car on ne disposait pas d’éléments pour prouver ou réfuter que la montée des nationalistes corses était à mettre en parallèle avec celle du score du RN en Corse – à l’exception de l’étude d’André Fazi. En fait, la réponse est non car on remarque bien que plus de la moitié des électeurs nationalistes, quand on les rassemble dans un même bloc, se sont abstenus aux présidentielles. Pour ceux qui sont allés voter au premier tour, beaucoup d’autonomistes, notamment, ont voté pour Jean Lassalle. On ne peut pas conclure sur cette hypothèse, puisque notre méthode ne nous permet pas de déceler les raisons du report.

 

Vous avez pris en compte l’abstention bureau de vote par bureau de vote. D’après votre modèle, l’appel au boycott des partis indépendantistes a-t-il été particulièrement suivi ? 

 

L’abstention a été prise en compte dans le modèle, comme si c’était une liste ou un candidat. Si on avait omis l’abstention, on aurait par exemple trouvé que tous les nationalistes votaient, ce qui est faux puisque certains se sont abstenus. On a donc pris en compte à la fois les votes blancs, nuls et l’abstention dans le calcul. C’est tout l’intérêt de l’étude, l’une des hypothèses étant de savoir si les appels au boycott des partis indépendantistes étaient suivis ou pas pour les présidentielles. On voit bien que pour une grande partie d’entre eux, ça a été le cas. Après, peut-être que certains ne sont pas allés voter d’eux-mêmes, sans même l’appel au boycott. La raison, on ne peut pas la connaître avec ce modèle. 

 

La limite de vos recherches se situerait donc au niveau des raisons de ces reports de voix  ?  

 

Oui. On arrive à trouver les reports de voix mais on ne parvient pas à trouver la raison de ce choix. Par exemple, parmi les nationalistes qui votent Le Pen ou qui se sont abstenus, on ne sait pas si c’est dû à la mort d’Yvan Colonna et aux événements qui l’ont entourée. Peut-être que des autonomistes qui s’apprêtaient à voter pour tel candidat se sont finalement dits avec cette affaire-là "je vais m’abstenir pour faire passer un message" ou au contraire, "je vais voter Le Pen car je ne suis pas content d’Emmanuel Macron et je veux lui faire barrage". Malheureusement, on n'en connaîtra pas la raison avec cette étude-là.  

 

Les conclusions de l’étude vous ont-elles surpris  ?  

 

Oui et non. Avec tout ce qu’on entend et ce qu’on lit sur les réseaux sociaux, on aurait pu se dire que le report nationaliste chez la candidate RN aurait été plus élevé. Personnellement, j’étais convaincu qu’il n’était pas majoritaire mais je l’aurais pensé plus important que cela. J’ai surtout été impressionné par cette masse vers l’abstention. Je n’aurais pas pensé qu’autant d’électeurs autonomistes et nationalistes se seraient abstenus. Ce qui m’a vraiment surpris, en revanche, c’est la composition du vote Le Pen : plus de la moitié vient de l’abstention aux Territoriales. Ça, c’est une vraie surprise ; on aurait pu penser que les gens votent à toutes les élections, mais ce n’est pas le cas. En Corse, les gens choisissent leur scrutin. Si on regarde sur un mandat complet, dans l’île, il y a en fait un très bon taux de participation. Il y a entre 50 et 60% des gens qui votent aux Territoriales puis ces gens-là ne vont pas voter aux présidentielles, et inversement. Si on regarde sur 5 ans, on peut supposer que près de 80% des gens ont voté au moins une fois en Corse dans cet intervalle-là. Cela veut dire que les gens choisissent leurs élections. Ce ne sont pas forcément des abstentionnistes réguliers. Mais il y aurait bien deux électorats différents.

Pour lire l'étude réalisée par Jean-Toussaint Battestini et François Hublet, cliquez ici.

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