Comment faire face à l'éternelle problématique de la divagation animale en Corse ? Si les règles privilégient en théorie la capture et l'identification de l'animal, en pratique, de nombreuses bêtes sont euthanasiés ou abattues. Des faits souvent dénoncés par les associations animalistes.
C’est une problématique bien connue en Corse : la divagation des bovins, sur les routes et même dans les communes, entraînant la potentielle mise en danger des personnes et des biens. En 2021, on estimait entre 10.000 et 15.000 vaches divagants sur l’ensemble de l’île, au grand dam des municipalités, chargées de la gestion de cette délicate situation.
Faut-il capturer et faire identifier l’animal ? Ou vaut-il mieux l’euthanasier ? Pour les maires, la réponse est rarement évidente, tant les premières solutions peuvent représenter un lourd impact sur les finances de la commune, et la seconde susciter l’indignation des associations comme des habitants.
Dernier exemple en date : le 8 août dernier, à Borgo. Sur les réseaux sociaux, la publication de photos de vaches et veaux abattus en plein jour a engendré l’indignation. Christine*, une habitante locale, témoigne les avoir vus dans un champ. Une scène "morbide", raconte-t-elle, avec des bovins dont "l’intérieur de la narine a explosé, mais sans plaie apparente, ce qui pour [elle] veut dire qu’on leur a tiré dans la bouche".
Pourtant, Christine en est convaincue : ces vaches "belles et bien grasses" étaient en bonne santé, et auraient pu être prises en charge par des associations.
Un abattage "dans les règles"
Un arrêté de la municipalité de Borgo désignait bien les dits animaux comme en divagation et non identifiés, et présentant des risques de "maladies contagieuses" et "d’accidents de la route". L’heure des tirs est précisée dans le document, et tout a été fait "dans les règles", précise la maire, Anne-Marie Natali. L’abattage a ainsi été effectué par un tireur habilité, et le feu vert a été accordé au préalable par la DDETSPP (direction départementale de l’emploi, du travail, des solidarités et de la protection des populations).
Interrogée sur cette affaire, la DDETSPP affirme que ces vaches n'avaient ni boucle, ni puce électronique d'identification, et qu'aucun test de dépistage n'a été mené pour savoir si ces vaches étaient malades.
"On a réagi dans l'urgence car ce troupeau-là a été la cause de nombreux accidents de la route ces dernières années, avec plusieurs personnes qui se sont retrouvées handicapées", explique Pierre Havet, directeur adjoint de la DDETSPP, citant notamment trois accidents survenus à Biguglia et Lucciana au cours des dernières années.
Ce troupeau-là a été la cause de nombreux accidents de la route ces dernières années, avec plusieurs personnes qui se sont retrouvées handicapées.
"La mairie avait un temps mis ces vaches dans un enclos, mais elles s'étaient enfuies, c'est pourquoi on les a réunies dans ce champ pour les abattre", poursuit-il.
"Les municipalités n'ont malheureusement plus d'autres solutions que les abattages, car la réglementation ne permet pas de garder des bovins vivants s'ils n'ont pas de traçabilité, à cause des risques de maladie." Les abattages représenteraient dans ce cadre, continue Pierre Havet, "la moins mauvaise solution".
Que dit la loi ?
Bovins, ovins ou encore pourceaux en errance, quels sont réellement les pouvoirs d’action des communes et des individus ? "Les abattages sont censés être réalisés par des sergents de louveterie, qui font ça la nuit et sont assistés d'un camion d'équarrissage pour retirer les corps immédiatement", explique Bernard Fabrizy, vétérinaire à Bastia, spécialisé dans les bovins et intervenant auprès des tribunaux dans les affaires de maltraitance animale.
Selon la loi, un animal ne peut être mis à mort par balle que si trois conditions sont réunies : celui-ci doit présenter un "danger grave et immédiat", sa capture doit être jugée "impossible", et dès lors que son propriétaire – s’il a été retrouvé – n’a pas pris "les mesures prescrites" (auquel cas la mairie peut par ailleurs engager des poursuites à son encontre).
Si la capture est possible, l'animal doit être transféré dans un lieu de dépôt. Après quoi l'éventuel propriétaire dispose de huit jours pour se manifester. Passé ce délai, l'animal est soit euthanasié - par injection létale - par un vétérinaire, soit vendu, soit donné à une fondation ou association de protection animale. À noter que pour les ruminants, ces deux derniers cas ne s'appliquent pas.
Des alternatives possibles ?
Difficile, néanmoins, de savoir si toutes ces mesures sont bien appliquées avant que ne soit abattu une bête, tant les communes peuvent parfois se montrer débordées face à ce problème persistant. De quoi provoquer, régulièrement, le courroux des associations de défense des animaux.
"La problématique est de savoir si toutes les règles de droit ont été respectées : a-t-on prouvé la dangerosité individuelle de chacun de ces animaux, y compris des veaux ? Ont-ils été mis en fourrière le temps de chercher le propriétaire ? Y a-t-il eu des plaintes ?", questionne Dominique Milanini, responsable corse de la lutte anti-braconnage à l'ONG Global Earth Keeper.
On avait réussi à y éradiquer la divagation en créant une brigade d'intervention de gardes champêtres, pas en abattant quasi systématiquement les bêtes.
Dans l’affaire des vaches et veaux abattus à Borgo, ce dernier envisage par ailleurs un éventuel recours contre l’Etat. "J'ai été patron de la police rurale à Porto-Vecchio pendant 18 ans. On avait réussi à y éradiquer la divagation en créant une brigade d'intervention de gardes champêtres, pas en abattant quasi systématiquement les bêtes. C'est un phénomène complexe, qui nécessite un ensemble de solutions, car plein de facteurs jouent : les difficultés de relève pour les éleveurs, la divagation ancestrale à cause des transhumances, le manque de zone de parcage, la persistance des marquages ancestraux...", assure-t-il.
En 2018, selon la Draaf (Direction régionale de l'Alimentation, de l'Agriculture et de la Forêt) de Corse, on dénombrait sur l'île 64 830 bovins, 46 160 caprins, 113 580 ovins et 54 640 porcins. Des animaux élevés de manière très extensive, pratique "historique et culturelle", qui, selon l’organisme, "a pu conduire à un problème de divagation."
(*le prénom a été modifié)