Il a regardé passer le convoi du nationalisme réconcilié, en route vers l'Assemblée de Corse. Sans tenter de raccrocher un wagon. Paul-Félix Benedetti a toujours été persuadé que, passé l'état de grâce de Pè a Corsica, son tour viendrait. Il compte bien le prouver les 20 et 27 juin prochains.
Mars 2007. Le soleil n'est pas encore levé sur Lavasina lorsque huit policiers de la sous-direction antiterroriste se présentent devant la maison de Paul-Felix Benedetti. Ils interviennent sur commission rogatoire de Gilbert Thiel, portant sur des revendications d'attentats du FLNC du 22 octobre.
Les interpellations de figures de la vie politique, nationalistes ou pas, en Corse, ce sont des choses qui arrivent. Mais celle-là va se passer comme peu d'autres...
De Lavasina au commissariat de Bastia. À pieds.
D'abord, la porte est blindée. A travers les 9 centimètres d'acier, le leader de ce que l'on appelle encore U Rinnovu ne se démonte pas. Il dicte ses conditions. Il ouvrira si son épouse et ses enfants peuvent quitter les lieux, s'il n'est pas menotté, et si les hommes de la Sdat laissent la maison en l'état, au moment de repartir.
Les policiers finisssent par céder aux doléances de Paul-Félix Benedetti. Qui, profitant de leurs hésitations, a passé un rapide coup de fil. Alors que les policiers, après avoir pris le temps de boire un café offert par le nationaliste, s'apprêtent à l'emmener au commissariat, ils découvrent que la maison est cernée par plus d'une dizaine de voitures de militants du Rinnovu. Et le chemin qui y accède, bloqué par des troncs d'arbres.
Les flics, qui multiplient les coups de fil à la préfecture, envisagent un temps d'envoyer un hélicoptère, avant de renoncer. Paul-Félix Benedetti, lui, assure avec un calme olympien qu'il accepte de rejoindre le commissariat de Bastia si on le laisse y aller à pied. De Lavasina. Entouré de la centaine de militants qui l'attendent dehors. La préfecture n'est pas ravie à l'idée qu'une interpellation se transforme en marche triomphale sur Bastia....
Les policiers de la Sdat, qui en ont pourtant vu d'autres, jettent l'éponge, de guerre lasse. L'ingénieur hydraulique sera finalement auditionné chez lui, sur son canapé.
Franc-tireur
C'était il y a près de quinze ans. Mais cette histoire nous apprend deux choses sur l'homme qui mène la liste Da per noi aux prochaines territoriales. D'abord, il est le leader incontesté du mouvement indépendantiste. Qu'on l'appelle U Rinnovu, ou Core In Fronte, comme c'est le cas depuis 2018. Un chef qui mobilise en un coup de fil une centaine de militants, et que personne dans le mouvement, depuis près de vingt ans, n'a songé à contester.
Il tient sa ligne de conduite.
Ensuite, Paul-Félix Benedetti est homme a vouloir dicter ses conditions. Ce sera comme il l'entend, ou ce sera sans lui. C'est le cas avec les policiers de l'antiterrorisme, mais c'est pareil avec toutes celles et ceux qui, dans la famille nationaliste, se sont essayés à une alliance avec lui. Un nationaliste retiré du jeu politique, mais qui a longtemps milité, en sourit. "Un mariage avec Benedetti et son équipe, c'est l'assurance que quelque chose va disfonctionner. C'est à se demander s'ils ne rejoignent pas une alliance dans un seul but : celui de la faire voler en éclats."
Quoi qu'il en soit, cela fait des années que les rapprochements ne sont plus à l'ordre du jour. Le dernier, c'était avec Corsica Libera, il y a une dizaine d'années. L'union des deux courants indépendantistes, qui leur permet pourtant de rentrer à l'Assemblée de Corse, n'aura pas fait long feu. Scellée en 2009, elle se sera fissurée dès 2010, avant d'exploser en 2012.
"Une séparation d'un commun accord", promet-on à l'époque. Mais une séparation qui aura laissé des traces durables. Depuis, Paul-Félix Benedetti et les siens font cavaliers seuls. Pas d'alliance, pas de listes communes, à aucune élection. Et pas non plus de rapprochement au second tour, comme ils l'ont prouvé lors des territoriales de 2017.
La dernière marche
Une constance qui explique en partie pourquoi Anthony Luciani a accepté d'être sur la liste, cette année. Le supporter du Sporting, qui est l'une des figures d'Armand-Cesari, pointe à la 23ème place.
"J'ai toujours voté natio, mais cette fois-ci, j'ai accepté de m'engager. C'est la droiture de Paul-Félix qui m'a convaincu. Il a réuni 6,69 % des voix, la dernière fois ! Un beau score. Et pour autant, il n'a pas cherché à fusionner dans la foulée, comme il l'avait promis. Il tient sa ligne de conduite. Il manquait 300 voix pour se maintenir. 300 voix ! Je pense qu'on va les faire, cette fois-ci. Ce serait magnifique !".
L'objectif affiché dans ces territoriales 2021, pour Paul-Felix Benedetti comme pour tous les candidats en lice, c'est la victoire. On s'en serait douté. C'est l'usage durant toutes les campagnes.
Mais de manière plus pragmatique, comme le laisse entendre Anthony Luciani, Core in Fronte vise avant tout à se maintenir au second tour. Devant la permanence bastiaise et les nombreux militants réunis pour l'inauguration, le candidat de Core in fronte se rappelle du score de 2017, et entend bien ne pas nourrir de regrets, le 27 juin prochain :
"Pas question, cette année, que nous ayons l'impression d'être passé à côté de quelque chose".
Il était un militant révolutionnaire, il a aujourd'hui la stature d'un homme d'Etat.
Pour Gérard Dykstra, compagnon de la première heure, Paul-Félix Benedetti est prêt. "Depuis 1999, je l'ai vu mûrir. Il était un militant révolutionnaire, il a aujourd'hui la stature d'un homme d'état". Batti Arena, de son côté, ne dit pas autre chose. "On sent un vrai élan autour de la démarche, et de la candidature de Paul-Félix. On est aux portes de l'hémicycle, et c'est à nous de l'y porter".
L'opposition nationaliste aux nationalistes
Le vigneron, durant quelques années, a été dans le camp d'en face. Proche de Gilles Simeoni, il a été son suppléant sur le ticket des législatives de 2012. Et puis en 2017, c'est sur la liste de Core in fronte qu'on le retrouvait. A la troisième place. C'est de nouveau le cas cette année.
Seraghju à fiancu à @PF_Benedetti per e prossime elezzione territuriale, @coreinfronte un'andatura schjetta è chjara per u paese chè no vulemu fà, ind'u filu storicu di st'ultimi 50 anni.
— Jean-Baptiste Arena (@BattiArena) April 24, 2021
Demu ci l'avvene #DaPerNoi pic.twitter.com/RWEhhiZrNw
Selon Batti Arena, c'est loin d'être un retournement de veste : "pour être sincère, quand j'ai rejoint Inseme en 2008, mon but était de faire rentrer le Rinnovu dans la démarche. J'avais milité au côté de Paul-Félix Benedetti par le passé, et je connaissais sa valeur. À partir du moment où j'ai vu que c'était impossible, je suis parti. On ne peut pas laisser quelqu'un d'une telle envergure intellectuelle, avec une telle capacité de travail, un militant de son acabit, à la porte de l'Assemblée de Corse... Et s'il y rentre, on pourra compter sur lui pour s'opposer clairement à certains projets, à certaines pratiques, que plus grand monde ne dénonce, en Corse, aujourd'hui."
Face aux autres nationalistes qui, eux, étaient aux manettes ces dernières années, Paul-Félix Benedetti a un avantage non négligeable. Il conduit la seule liste nationaliste qui n'est comptable d'aucun bilan. Il n'a pas dû se frotter aux contingences et aux réalités du pouvoir, comme Jean-Christophe Angelini, Jean-Guy Talamoni et Gilles Simeoni. Core In Fronte est l'opposition nationaliste aux nationalistes. Et sa liste peut séduire les déçus de la mandature qui s'achève...
Le fond, pas la forme
Mais pour faire la bascule, et être en position de viser la victoire, cela ne suffira pas. Il faut aussi parvenir à séduire celles et ceux qui ne sont pas nationalistes. Comme a su le faire Gilles Simeoni. Et c'est plus difficile. D'abord, parce que le discours indépendantiste passe moins bien que le discours autonomiste auprès de cet électorat.
Ensuite, parce que séduire les foules, Paul-Félix ne sait pas vraiment faire.
Quand il parle, c'est pour dire quelque chose. Le fond, toujours. Mais ça m'amuse beaucoup quand on me dit qu'il est austère !
"C'est quelqu'un de timide, en réalité. La télévision, les médias, ce n'est pas un exercice dans lequel il est vraiment à l'aise, confie Davia Benedetti. Il a toujours fait le choix de l'idée, plutôt que de l'image. Quand il parle, c'est pour dire quelque chose. Le fond, toujours. Alors bien sûr, certains peuvent le trouver austère. Mais ça m'amuse beaucoup. Le Paul-Félix que je connais ne l'est pas du tout !", sourit la sœur du candidat.
Pour Gérard Dykstra, "c'est son côté british. Il n'est pas rock'n'roll, c'est vrai. Mais quelle culture ! Il est passionné d'Histoire, de livres anciens, de littérature française, de biographies, il lit tout, il s'intéresse à tout, il cherche toujours à aller au fond des choses".
Celui qui a longtemps été le porte-parole du Rinnovu réfléchit quelques secondes, avant de reprendre : "et ça, c'est quand il lit comme quand il rencontre les gens. Il peut passer deux heures, au fond d'un bar à l'autre bout de la Corse, à écouter quelqu'un dont il a fait connaissance une dizaine de minutes plus tôt. A l'écouter vraiment..."
Davia Benedetti le confirme. Son frère a toujours eu besoin de comprendre. D'aller au-delà des apparences. Celui qui est plus tard devenu ingénieur hydraulique "démontait sa chaise, à l'école, pour la remonter, pendant les cours. C'était comme ça en permanence. Il observait les artisans, les ouvriers, pour essayer de refaire ce qu'ils faisaient."
Aujourd'hui, Paul-Félix Benedetti, bien calé dans son rôle d'opposant, a eu le temps d'observer. Et il n'a aucune envie de refaire ce qu'ont fait les autres. En tout cas pas ce qu'ont fait les natios à l'Assemblée de Corse, durant six ans. Face à ses alliés d'hier, et devant les électrices et les électeurs de l'île, il entend bien incarner une autre voie.