Le compositeur français Henri Dutilleux, décédé mercredi, était à 97 ans un des compositeurs les plus joués au monde, avec des oeuvres à la fois audacieuses et accessibles qui ont conquis un public souvent rétif à la musique contemporaine.
Cet homme délicieux, d'une grande modestie, avait eu le bonheur en janvier 2013 pour son 97e anniversaire d'assister à la publication de sa dernière oeuvre, "Correspondances", créée en concert en 2003 et enregistrée par l'orchestre philharmonique de Radio France sous la baguette du chef finlandais Esa-Pekka Salonen.
"C'est une joie infinie que vous m'offrez", avait soufflé le vieil homme à la santé vacillante, calé dans un fauteuil roulant mais radieux, lors d'une petite
fête à la Maison de la Radio. Esa-Pekka Salonen avait alors salué en lui "le plus grand compositeur vivant".
Plus joué que Pierre Boulez, qui doit autant sa renommée internationale à sa carrière de chef d'orchestre qu'à son travail de compositeur, Henri Dutilleux émerge comme une personnalité dominante de l'école française de l'après-guerre à l'égal d'Olivier Messiaen.
Le critique musical Claude Glayman, auteur d'entretiens avec Dutilleux (Acte Sud), le qualifiait de "moderne classique" ou de "classique d'avant-garde". La musique d'Henri Dutilleux, très accessible, a su séduire un large public tout en conduisant des recherches sur les sonorités rares et les
émissions de sons.
Continuateur de l'esthétique impressionniste, il assure un relais historique entre l'enrichissement harmonique de Debussy et Ravel et la musique spectrale des années 70 (Tristan Murail, Gérard Grisey).
Né le 22 janvier 1916 (à Angers) dans un milieu d'artistes et d'artisans, Henri Dutilleux passe son enfance à Douai, où il suit des études musicales classiques, puis au conservatoire de Paris qui le mènent en 1937 à être un des derniers Grands Prix de Rome de composition de l'avant-guerre.
Ses premières compositions reflètent son désir d'explorer de nouveaux territoires sans être aussi radical que les avant-gardistes comme Boulez.
Tout un monde sonore
Ce dernier lui tourne le dos lors de la création de sa 1ère Symphonie (1951), un genre qu'il considère comme démodé. Dutilleux reste en marge du "Domaine musical" lancé par Boulez et Jean-Louis Barrault en 1954. Il devient pourtant un compositeur réputé aux États-Unis, et invente un monde sonore différent, au fil d'oeuvres relativement rares, notamment parce qu'il consacre de nombreuses années à l'enseignement et à son travail à la Radiodiffusion française.Dans les années 80 et 90, sa réputation prend une dimension mondiale. Les institutions les plus prestigieuses - les orchestres de Boston, Washington, San Francisco, la Philharmonie de Berlin -, des interprètes réputés - les chefs Charles Munch, Georges Szell, Seiji Ozawa, le violoncelliste Rostropovitch, la cantatrice Renée Fleming - lui ont demandé des partitions qu'il livre après les avoir longuement mûries.
Parmi ses oeuvres les plus jouées, le concerto pour violoncelle "Tout un monde lointain", créé en 1970 au Festival d'Aix-en-Provence, est un tel succès que l'oeuvre est bissée dans son intégralité. En 1978, il crée "Timbres, espace, mouvement' avec l'orchestre de Washington sous la direction de Rostropovitch. "Par le jeu des timbres, je me suis efforcé de créer une impression de large espace qui m'a été suggéré par l'extraordinaire peinture visionnaire qu'est la Nuit étoilée de Van Gogh", explique-t-il.
En 1997, "The Shadows of Time", commande du Boston Symphony Orchestra, marque l'apparition de la voix humaine dans son oeuvre. Trois enfants entonnent un simple chant, modal, solennel, à la mémoire d'Anne Frank. Pour le chef Esa-Pekka Salonen, "il y a une narration forte dans les oeuvres" de Dutilleux, souvent inspirées de lettres ("De Vincent à Théo" Van Gogh) et de poèmes. "Tout ce que Dutilleux a écrit ces dernières décennies relève du chef-d'oeuvre", selon lui.